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Masao Kagawa « Revenir à l’esprit de Funakoshi »

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Nous avions rencontré Masao Kagawa, légende de la JKA, maître instructeur et 9e dan de la Japan Karate Shotorenmei (JKS) pour une première interview remarquable en 2019 (à découvrir ici). Il nous offre en 2022 une réflexion profonde sur les bases techniques, le naturel et le nécessaire retour à l’esprit de Gichin Funakoshi.

Quelle était votre motivation pour devenir instructeur JKA ?

J’étais pratiquant de karaté et je savais que le passage par cette école pouvait m’ouvrir les portes du monde entier, c’est ce qui m’a soutenu pour traverser deux ans d’enfer ! C’était dur bien sûr. Quand vous arrivez jeune stagiaire à ce niveau, autour de vingt-cinq ans, vous avez devant vous tous les prestigieux « sempai » qui ont besoin de vous pour s’entraîner. Quand le premier a fini, un autre arrive ! On terminait avec la tête bien marquée tous les jours. Mais je n’ai jamais douté. Je voulais apprendre à enseigner au meilleur niveau. Quand on est un jeune pratiquant, enseigner, c’est d’abord vécu un peu comme un sacrifice, parce qu’on a moins de temps pour s’entraîner soi-même, jusqu’à ce que l’on découvre qu’on apprend beaucoup de ce que l’on donne aux élèves.

Comment définiriez-vous votre modèle d’enseignement ?

Je crois qu’il faut expliquer beaucoup les mouvements simples et ne pas expliquer les choses compliquées. Au début, j’étais confronté à la difficulté de ne pas comprendre pourquoi les élèves ne parvenaient pas à faire les choses qui, à moi, me semblaient faciles et évidentes. Il a fallu que je m’interroge sur les éléments de base pour être efficace dans mon enseignement. Le premier enchaînement du kata Heian est simple, mais c’est ce sur quoi il faut beaucoup insister pour que les bases soient justes, préciser les détails pour des fondamentaux solides.

Mais il n’est pas nécessaire d’expliquer quand cela devient plus complexe ?

Il y a une différence de perception entre l’Occident et le Japon sur la façon d’enseigner. Nous considérons que c’est la responsabilité de l’élève d’aller chercher l’information. Comme je viens de le dire, je crois nécessaire de bien clarifier les bases pour ne pas se tromper ni perdre trop de temps, mais il faut toujours laisser une part à découvrir par l’élève. Dans les premiers temps du sumo, le principe de l’entraînement était que le plus fort restait dans le cercle tant qu’il n’était pas vaincu, de sorte qu’il était difficile aux plus jeunes de progresser. Il fallait venir très tôt pour pouvoir profiter de l’espace de combat et, ensuite, il n’y avait pas d’autre moyen que de regarder et réfléchir pour encore apprendre et tenter de devenir plus fort. Nous appelons cette façon de faire « mitori-geiko », de « mi » regarder, « tori » pour récupérer. Chez nous, les informations utiles se volent ! Il y a déjà tout dans les bases, il faut ensuite que l’élève s’empare du reste. Si on essaie d’enseigner à celui qui ne fait pas l’effort de réfléchir par lui-même, quelque chose est perdu.

Comment définiriez-vous ces bases ?

Le kihon, c’est ce que l’on répète constamment. On commence enfant et, progressivement, cela devient plus clair, plus précis, y compris pour les enseigner. Quand on les transmet à un élève et qu’il devient champion avec, c’est satisfaisant. On peut comparer la pratique à une sorte d’énorme nœud de lacets entremêlés. Le travail permet de libérer un bout, de repérer par où ça passe pour défaire une petite partie. Après des décennies de pratique, c’est toujours le sujet pour moi. Parce que quand j’étais plus jeune, on n’enseignait pas de la même façon, le monde était différent, et moi aussi. Et on ne défait jamais tout ! Je suis à mi-chemin. Le karaté n’est jamais fini…

Dans ce cas, qu’est-ce que la maîtrise ?

Le karaté sportif nous montre un karaté où l’on souligne une forme de concentration démonstrative dans les katas, avec des mouvements très marqués, très extravertis. Lors de mes déplacements à Okinawa où j’ai beaucoup appris, j’étais très heureux de voir, lors d’une compétition multi-styles, que les jurys commençaient par éliminer tous ceux qui en faisaient trop. Le karaté, c’est « shizen-tai », c’est le naturel de la position, la fluidité des enchaînements, comme une cascade. La concentration, ce n’est pas de la crispation, ni même de la focalisation sur un point très précis en éliminant la vision d’ensemble, en grand-angle. On parle de combat, mais pour répondre à la question sur la maîtrise, on peut se figurer le cuisinier dans son petit restaurant de quartier, avec son comptoir en L devant lui, à gauche les plaques pour rôtir, à droite les bouilloires, derrière lui les produits. Il échange avec les clients, prend des commandes et, en même temps, il fait ses plats. C’est un mélange d’expérience avec des gestes de base constamment répétés, une concentration large sur tous les plans, une vigilance ouverte pour tout percevoir, ne pas se blesser, ne rien rater, sans s’épuiser mentalement. Une utilisation de tous les sens, parce que quand on regarde devant soi et qu’on échange, on mobilise le toucher pour prendre un ustensile par exemple, et l’ouïe pour savoir où en est la friture. La maîtrise, c’est ça.

Cette capacité de se concentrer largement, sans focaliser, on s’y entraîne dans les petits dojos. On est tourné vers son partenaire, mais on est bousculé constamment par d’autres, qui ont des niveaux divers. Avec le temps, on parvient à repérer ce que l’on a derrière soi. Le combat, c’est aussi dans l’espace naturel que ça se passe, avec des obstacles, des choses inattendues.

Vous avez donc beaucoup travaillé pour avoir le privilège d’être un grand professeur à l’aura mondiale et pouvoir voyager à la rencontre des élèves. Est-ce que cela valait le coup ?

Oui, bien sûr ! Déjà, un rêve réalisé, c’est une grande satisfaction. Et j’ai eu le privilège de me rendre comme professeur dans plus de soixante-dix pays. C’est passionnant de rencontrer des cultures différentes, des modes de comportement et de pensée si divers, et d’arriver avec les bases du karaté et la pratique comme langage commun, comme références communes, et une méthode universelle positive. Je suis très heureux de ça. Et je constate, sans pouvoir l’expliquer, que c’est souvent quand je voyage que je trouve des solutions aux blocages que je rencontre parfois dans mon enseignement au Japon.

Pratiquant, expert, entraîneur… pouvez-vous nous dire ce qu’est le karaté ? Une self-défense ? Une discipline sportive ? Une école ?

Aux Jeux olympiques de Tokyo, j’ai eu l’impression que ce que nous avons montré au monde entier, dans cette opportunité unique, ce n’est pas la plus belle image du karaté. On a vu de bons sportifs, mais dans un vrai combat, on ne bouge pas comme ça. Regardez deux kendokas : ils ne sautillent pas, se tiennent en posture naturelle, et quand l’un d’eux voit l’ouverture, il coupe d’un coup. C’est l’esprit du combat réel. Cette façon de bouger, ces manifestations de joie ou de déception, ce n’est pas l’essence du karaté venu d’Okinawa. On a aussi vu des techniciens de valeur, mais le kata devrait être fluide comme de l’eau… On a modifié la forme et l’esprit en fonction des impératifs de la compétition. Pourtant, combien de pratiquants sont motivés par la pratique sportive ? Un petit pourcentage. Les autres font du karaté dans sa dimension traditionnelle. Quand Jigoro Kano, le créateur du judo, a rencontré Gichin Funakoshi et l’a incité à venir à Tokyo, il y avait d’autres experts de karaté à l’époque, plus impressionnants et plus forts. Mais ce n’est pas eux que Kano a privilégiés. Il a vu que Gichin Funakoshi portait en lui la dignité et l’attitude qui lui paraissaient exemplaires. Après les JO, c’est le conseil que j’ai donné à la fédération japonaise de karaté : revenir à l’esprit de Funakoshi. C’est l’esprit qui vient en premier.

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