Didier Lupo « Le karaté dans l’âme »
Il aborde sa cinquantième année de pratique du karaté comme les toutes premières : avec intensité. La passion du karaté selon Didier Lupo.
Comment a début votre histoire avec le karaté ?
Le karaté se transmet par l’exemple. L’envie d’en faire aussi sans doute, puisque c’est souvent en regardant un plus grand que l’on veut suivre ses traces. Pour moi, ce fut mon grand cousin, quand j’avais neuf ans, que je voyais faire des gestes de combat en pleine période Bruce Lee, et qui m’a donné la motivation de faire comme lui. J’ai tanné mon père, on a trouvé un club pas très loin de chez nous et j’ai commencé comme ça. J’ai aimé l’exemple donné par mon premier professeur, très traditionnel, et je rêvais d’être aussi fort que les ceintures noires du club que je voyais pratiquer. Mais l’apprentissage, c’est d’abord une pratique personnelle, solitaire. Chez nous, on vivait dans mon école. Mon père y était concierge et moi, je voyais mes camarades partir et le silence retomber sur les murs. Tous les soirs, je regagnais un espace à moi, que mon père, constatant mon obsession pour le karaté, m’avait aménagé. Une petite salle désaffectée transformée en bureau et dojo personnel dans lequel j’ai passé des heures seul à faire mes katas et à enchaîner mes mouvements. Le karaté est un art classique, comme la danse ou la musique, et c’est essentiellement de cette façon que l’on finit par pénétrer l’art, par des gammes. Si l’on veut vraiment atteindre un autre niveau, il faut pratiquer pour soi-même.
Quels sont les rencontres qui ont compté pour vous ?
Quand je suis devenu compétiteur, j’ai commencé à me déplacer pour participer à des stages et à des entraînements. J’ai eu l’occasion de suivre tous les grands experts de ma génération, notamment fréquemment Hidetoshi Nakahashi, mais je n’ai eu qu’un seul mentor, c’est Francis Didier. On a un peu oublié, depuis le temps qu’il s’occupe de la fédération comme le président qu’il est, mais il a été un formidable entraîneur dans tous les sens du terme, charismatique et impressionnant de maîtrise. De mon point de vue, c’était le meilleur de sa génération. Je partais de Marseille jusqu’à Montpellier pour l’entraînement du samedi matin, deux heures de route aller, deux heures retour, pour une heure trente de pratique, mais je n’ai jamais eu de regret, car je ne revenais jamais à vide. Je ramenais toujours quelque chose. : une correction, une image, une idée, une façon de faire. Sur le trajet du retour, je pouvais cogiter.
Vous avez, vous aussi, fait un beau parcours de compétiteur…
Faire de la compétition est un privilège, ce sont des moments d’une grande intensité où l’on a l’impression de vivre des moments qui engagent toute notre vie, ce qui n’est pas complètement faux d’ailleurs car, même si, comme on dit, la défaite est une occasion d’apprendre, j’ai perdu une demi-finale de championnat du monde d’un point et c’est un souvenir qui reste toujours fort et cuisant au fond de moi. À la fin, ce qui reste, c’est ça : des souvenirs. Le plaisir de retrouver dans les stages à l’étranger des gens avec lesquels on s’est fait la guerre, les fabuleux souvenirs de camaraderie, de chambrées, de voyages, de compétitions, d’entraînements partagés avec l’équipe. Quand je suis arrivé à dix-huit ans en équipe de France, j’ai partagé la chambre de Jean-Louis Granet à qui j’avais demandé un autographe six mois plus tôt. L’essentiel, c’est de prendre l’ensemble d’une telle aventure, avec le bon et le mauvais, comme l’un des meilleurs moments de sa vie, car c’est le cas.
Quelles sont les motivations qui vous ont conduit à enseigner ?
J’ai toujours été attiré par cette idée, grâce à mes premiers professeurs qui ont parfaitement su incarner cette responsabilité. J’ai assez vite voulu m’y confronter après la compétition. J’avais ça en tête dès le début. Je suis devenu expert fédéral, mais mon dojo, c’est ma base ! J’enseigne tous les jours aux enfants, aux adultes. J’aime retrouver mes élèves, certains sont avec moi depuis plus de trente ans, leur confiance m’oblige. Les stages me donnent un élan pour bien faire, pour rester ce qui fait pour moi l’essence d’un enseignant : la force d’un exemple. Je ne crois pas beaucoup aux explications dans la transmission… même quand elles sont intéressantes. On a vraiment du mal à repartir après trois ou quatre coupures qui nous refroidissent et nous coupent de l’énergie de la pratique. Alors je vais au plus simple, je montre et les stagiaires répètent, puis je montre l’étape d’après. Je multiplie les démonstrations parce que c’est le plus rapide pour leur rendre la main, et parce que c’est aussi la façon de faire passer l’essentiel. La forme de corps, le rythme, les gestes. C’est ce que viennent chercher les stagiaires, je pense. La façon de faire d’un expert, qu’on va garder dans l’œil avant de travailler soi-même. J’en fais un point d’honneur, mais c’est exigeant et je termine les stages souvent épuisé. Mouiller le kim’, j’ai toujours aimé ça, mais ça me fait toujours de grosses lessives à faire la fin de la semaine. Et on verra combien de temps encore le corps va tenir.
Quel rapport entretenez-vous avec la tradition ?
On parle de karaté traditionnel, mais je ne crois pas vraiment au concept de tradition, un passé idéalisé dont il faudrait retrouver l’excellence et imiter absolument. Les gens du passé pouvaient aussi avoir leurs limites, et l’imitation pure n’a guère de sens. Même si je fais faire les saluts, je les considère comme un petit rituel d’entrée et de sortie de l’exercice, une façon de faire un sas, de trouver le bon état d’esprit, de saluer tout le monde avant et après. Il n’y a rien de spirituel là-dedans. Nous sommes loin de ce que cela incarnait pour des Japonais du XIXe siècle. Je crois, en revanche, aux fondamentaux, à leur étude très approfondie et à l’ensemble des connaissances qui permettent de les comprendre et de les maîtriser. Le point commun entre un pratiquant de trente, de cinquante ou de soixante-dix ans, ce sont les fondamentaux. En cours, j’insiste sur la rigueur technique et les exercices codifiés sont les vecteurs sûrs pour arriver à une bonne maîtrise du geste, de la distance et du temps. Mais le karaté n’est pas un dogme. Les lignes peuvent bouger : « Tiens, c’est un peu meilleur si je fais comme ça ; un peu plus fluide, un peu plus puissant… ». Il n’y a rien de magique. À force de faire, tu vois qu’en mettant un peu plus le bassin comme ça, en plaçant ton genou comme ça, ça avance mieux. C’est une façon aussi de garder l’esprit éveillé, un intérêt à faire et refaire les mêmes choses qui ne sont plus tout à fait les mêmes choses, parce que tu les fais légèrement différemment. Mais les fondamentaux restent là, comme le chemin balisé dans la randonnée que l’on peut quitter parfois pour un meilleur point de vue, mais on se perd si on s’en éloigne trop.
Vous préparez actuellement votre 8e dan. Avec quel état d’esprit ?
J’aurai soixante ans en 2025, l’âge requis pour passer le 8e dan. Alors je bosse parce que j’ai à cœur de présenter une belle démonstration devant le jury des hauts gradés qui m’examinera. Le grade ne change rien à notre vie, mais c’est une balise dans un parcours, une façon de tout remettre à plat, de sortir de sa routine, de se fixer des objectifs de progrès. Je recommande toujours à mes élèves de passer les grades et de bien les préparer. Car si tout le monde est engagé dans ce processus, c’est le niveau du groupe qui s’élève. Progresser, ce n’est pas seulement une dynamique personnelle, c’est une façon de faire sa part pour son école.
On vous sent toujours animé par beaucoup de passion, pour le karaté, pour l’entraînement…
Pour s’entraîner toute sa vie, il y a la passion de la discipline, mais on a souvent une sorte d’aiguillon pour en faire plus et se discipliner. À quatorze ans, mon entraînement était motivé par l’idée d’être aussi fort que les ceintures noires du club. À dix-sept ans, je voulais entrer en équipe de France, à vingt ans, je voulais être champion du monde. À trente ans, je me suis entraîné pour être un enseignant à la hauteur. À quarante ans, c’est la peur de régresser, de perdre mon niveau qui m’incitait à en faire plus. Aujourd’hui, à près de soixante ans, je pratique par plaisir, je pratique parce que ça fait partie de moi. Au-delà de l’entraînement physique auquel je m’astreins, j’ai besoin de pratiquer tous les jours, tout seul en dehors de mes cours, parfois pas longtemps, parfois plus… Un peu comme dans ma jeunesse dans le dojo offert par mon père, c’est la parenthèse de ma journée, un moment à moi. Répéter le geste, en être pleinement conscient. Le souffle, les appuis, le relâchement, le centre de gravité. J’en ai fait une forme de méditation en mouvement. Tu pratiques, tu laisses arriver ce qui est. Il faut s’entraîner sérieusement sur le tapis, et ça, j’y veille, mais il ne faut pas se prendre trop au sérieux. Pour beaucoup, faire du karaté, c’est surtout venir au club pour vivre une ambiance différente. On partage de belles histoires d’amitiés, on écoute, on fraternise, on échange, on rigole bien aussi. Sortir quelques heures dans la semaine la tête des écrans et se sentir vivant, c’est déjà très important.
© Sen No Sen