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Zenei Oshiro : «Ju ne s’affaiblit jamais»

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Le plus authentique des Okinawaïens, le plus Français des Japonais creuse un sillon très personnel depuis ses débuts sous la direction des maîtres Myazato en Goju-Ryu et Matayoshi en Kobudo. Zenei Oshiro, neuvième dan dans les deux disciplines et expert fédéral est toujours resté un pratiquant, un chercheur en quête. De Go à Ju, le sens d’une vie.

Qui a été votre premier professeur ?
Nous habitions à Naha, qui était un village à l’époque. La maison de mes parents, où je me rends toujours, était en périphérie. Il y avait des champs et, au moment de la récolte de la canne à sucre, que nous cultivions, tout le monde était requis, un peu comme pour les vendanges. C’était dur pour les petits ! On jouait beaucoup à la bagarre. Toutes les communautés avaient leur système de bâton, de différentes tailles, on appelait ça « mura bo » le bâton de village, et nous étions réputés pour le nôtre. Il y avait toujours une dizaine d’hommes qui savaient très bien le manier et qui faisaient une sorte de milice informelle capable de défendre le quartier. C’était une époque moins policée. C’est aussi pour cela que nous, les jeunes, nous souhaitions vraiment apprendre à nous battre. Moi comme les autres, même si j’étais plutôt tranquille. Il n’y avait rien venu du Japon, pas de judo, pas de kendo, c’était réservé à la police. Pas de boxe non plus… mais des dojos de karaté, il y en avait partout. Eiichi Miyazato était 7e dan de judo et même président de la fédération de judo okinawaïenne. Mais il séparait tout ça dans son enseignement. Dommage, ça aurait été très intéressant. Il ne montrait pas non plus beaucoup de karaté à vrai dire ! C’était comme ça à l’époque. Il se contentait de corriger un peu, sans explication, il fallait trouver tout seul. Quand j’ai commencé le kobudo avec Matayoshi sensei, j’ai commencé aussi à fréquenter le dojo de karaté de maître Higa Seikichi, le fils de Higa Seiko, parce qu’il était en face. Pour moi, tout cela était du goju-ryu, je ne voyais pas les différences que je perçois à présent.

Quelles différences y avait-il justement ?
Maître Miyagi Chojun était costaud et son élève direct, Eiichi Miyazato était lui aussi très fort. Ils enseignaient un karaté en puissance. Ils imposaient « Go » la force. Higa sensei était plus léger et son karaté était plus souple. J’aimais bien. J’ai commencé à mieux aborder l’équilibre de notre style. Quand il est mort, j’étais parti pour l’Allemagne, à vingt-quatre ans. J’y suis resté quatre ans. Je suis rentré en pensant que j’en avais fini avec les voyages. J’ai trouvé un travail, je me suis marié, mais il m’a rapidement manqué quelque chose et je me suis embarqué pour la France avec l’idée que je pourrais vivre de ma pratique. J’avais déjà trente-deux, trente-trois ans quand j’ai retrouvé Kiyuna sensei. Je cherchais quelqu’un avec lequel je pouvais continuer à apprendre. Je l’avais souvent vu à l’époque, mais je n’avais jamais travaillé avec lui. On me parlait de lui en me disant qu’il était très fort. Il avait déjà une soixantaine d’années. Les autres professeurs ne faisaient pas avec nous, lui n’hésitait pas. La première fois, il m’a demandé de l’attaquer. À cet âge-là, je privilégiais la puissance, la vitesse. Normalement face à un adversaire, tu sens sa force. Avec lui, je ne sentais rien ; mais mon tsuki passait de gauche à droite, je ne comprenais rien. Il a dit « à mon tour »… ce n’est pas qu’il était rapide, mais il était impossible à lire et les attaques étaient très lourdes. J’étais désorienté. Ce jour-là, il m’a fait toucher du doigt l’efficacité de « ju », la fluidité, la souplesse. J’ai beaucoup travaillé avec lui toutes ces années et, aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir avancé, d’avoir compris un peu.

Pourriez-vous expliquer ce que vous avez compris ce jour-là et ce que vous avez approfondi toutes ces années ?
Le principe de base est de laisser passer la force. Ce n’est pas comme en aïkido, il ne s’agit pas d’un grand tai-sabaki… Quand le tsuki arrive, il faut lui faire changer de chemin, tout en contrant. Sans doute un peu comme en wado-ryu, mais je ne suis pas spécialiste. Ils parlent d’aspiration par retrait du corps (nagasu), puis déviation de l’attaque par rotation du corps (inasu), puis accompagnement et contre-attaque mêlés (noru). Je pense que ce n’est pas loin de cette façon de dire les choses… Nous, il faut toucher pour dévier et contre-attaquer en même temps. On peut le faire selon une tendance très « go », en puissance, en brisant l’attaque adverse, mais aussi en allant de plus en plus vers le « ju », en poussant légèrement son bras, de plus en plus fluide et souple. On parle beaucoup du rythme d’attaque en « sen-no-sen », qui consiste à frapper au moment où l’adversaire élabore son attaque mentalement, en « go-no-sen », quand l’adversaire s’est engagé et qu’on a esquivé par un tai-sabaki, un retrait du corps et qu’on l’attaque à la fin de son mouvement mais, en goju-ryu, on est au milieu ! Je dirais « tsui-no-sen ». C’est un peu difficile à expliquer, mais l’idée est de le laisser engager son attaque, que l’on intercepte et que l’on dévie pour frapper dans le déséquilibre qui s’est créé.

Et pourquoi était-ce difficile de défendre contre lui ?
À l’époque, je croyais que la vitesse était une histoire d’influx nerveux, un peu comme au cent mètres. La vitesse de Kiyuna sensei n’avait rien à voir avec ça. À soixante ans, il était moins rapide sans doute qu’un jeune homme, mais tout dépend d’où tu pars. Avec un maître comme lui, on ne perçoit rien de la préparation. Il n’y a pas de signe. On ne se rend pas compte à quel point on est sensible à ces signes, contraction du visage, mouvement de pied, prise d’appui, etc. Avec lui, rien de tout cela. Et la puissance qu’il exprimait était intimidante. On sentait à quel point cela pouvait faire mal. J’ai cherché, j’ai testé plein de choses. J’ai fini par sentir que c’est parce qu’il parvenait à avancer tout le corps d’un seul bloc, sans crispation, mais très compact. Tout le corps participe à la frappe. Et je me souviens de Eiichi Miyazato qui nous disait, quand nous travaillions au makiwara : « Pas le poing ! On frappe avec le hara ». Nous, on n’avait rien compris, alors il concluait : « Il faut travailler ». Maître Kiyuna a aujourd’hui quatre-vingt-neuf ans et il est encore impressionnant. C’est une grande inspiration pour moi de le voir vieillir ainsi, surtout depuis mes problèmes physiques. C’est un vieil homme, mais si la force physique s’abaisse, la possibilité de « ju » est toujours là. Ju ne s’affaiblit jamais. On entre dans la pratique jeune et on privilégie la force, les qualités physiques, on est tout en « go », en extériorisation. Quand on vieillit, cette force s’intériorise, on ne voit plus rien de l’extérieur, mais c’est là, et c’est « ju » la capacité de s’adapter aux forces qui nous entoure pour les dominer. Peu de gens arrivent jusqu’à « ju ».

Vous avez subi une grosse opération du dos en 2013 qui a amoindri vos capacités physiques. Comment justement pouvez-vous continuer à être dans une démarche de progrès à ce niveau ?
Je marche encore avec une canne et je ne peux plus donner de coups de pied par exemple, ni faire de grands mouvements, mais il y a un avantage à repartir de zéro. Il a fallu que je m’interroge sur la meilleure façon de marcher par exemple ! J’ai l’avantage d’aimer pratiquer et j’ai toujours la possibilité de le faire, alors ça va. Quand on est limité comme moi dans les grands gestes, il reste la possibilité d’aller dans la profondeur, où il n’y a pas de limite. Je gagne de la liberté dans cet axe-là. Je travaille ma concentration et la force du hara avec les katas Sanchin et Tensho. Parfois, on pense que ces katas favorisent un gainage musculaire, mais ce n’est pas vraiment l’idée. Il s’agit de solidité interne, de maintenir la colonne centrale très compacte, avec la respiration, tout en restant relâché. Et pour le reste, je cherche. On peut toujours apprendre et c’est intéressant. Ça n’est jamais fini. Et puis, il y a les armes, le prolongement de mon karaté. Pour moi le confinement n’a pas été difficile, au contraire. Ça m’a permis de travailler quatre heures par jour et je sens que cela m’a permis de gagner quelque chose.

Que peut-on vous souhaiter pour la suite ?
Je vais retrouver mes élèves et nous allons continuer à travailler dans cette direction : mettre du « ju » dans notre karaté, s’appuyer sur l’attaque adverse pour exploiter son déséquilibre et le contrer… Un travail moins visible, mais très important. Ils progressent aussi et ça me fait plaisir. Il me reste encore quelques années en France pour ça. Ensuite, sans doute rapidement, je retournerai six mois par an à Okinawa, avant de m’y installer définitivement. J’aurai fini mon travail en France.

Propos recueillis par Emmanuel Charlot / Sen No Sen

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