
Patrice Belrhiti – « Inasu, le summum du karaté »
Le maître français du wado-ryu Patrice Belrhiti, 9e dan, évoque avec nous son parcours, les fondamentaux de son art au cœur du karaté, et ce qui fait, selon son expérience, le secret de la maîtrise. Il sera l’un des quatre hauts gradés du stage de la fin de l’été. Morceaux choisis d’une vie dédiée.
À la fête foraine
il s’appelait Patrick Escoms. La première fois que je l’ai croisé, il était venu défier les catcheurs à la fête foraine de mon coin de Lorraine. Il était bon. Il levait la jambe et les gars détestaient ça. Personne ne connaissait cette façon de combattre. J’ai eu de la chance, je l’ai revu dès le lendemain dans mon club de judo. Il s’est amusé à faire un petit sparring avec un judoka très fort que je connaissais bien, un poids lourd qui pouvait me tenir à bout de bras. Et là, je le vois esquiver et placer un barai qui met l’autre par terre. C’est comme ça que j’ai commencé. Par la suite, j’ai choisi d’aller travailler en Allemagne, qui payait mieux l’ouvrier qualifié « rectifieur affûteur » que j’étais alors. Il y avait là-bas un Japonais du nom de Masaru Sakata, un jeune 4e dan de la wado-kai, qui m’a beaucoup impressionné, et un peu pour les mêmes raisons. C’était un spécialiste de l’esquive et il était absolument injouable, impossible à toucher. Je me souviens que le karatéka allemand Richard Scherer, champion d’Europe des poids légers, venait s’entraîner. C’était un spécialiste de gyaku-tsuki et de ushiro-geri. Quand il se mettait un peu de travers, c’était ushiro, s’il se mettait plus de face, c’était gyaku. Évidemment, pour un expert du niveau de Sakata, c’était facile de le décrypter. Il anticipait et l’autre terminait tout le temps au sol. J’ai fini cette période avec une finale aux championnats d’Allemagne juniors, c’était un open, et j’ai alors accepté la proposition que me faisait Sakata de tout lâcher pour partir au Japon.
Dix-neuf ans à Tokyo
J’ai 19 ans, je vends ma voiture et tout ce que je possède, je prends mon billet d’avion. Je l’ai souvent raconté, mais je n’en menais pas large, en arrivant là-bas, provincial qui ne parlait pas un mot de japonais et le français avec un accent dont les autres aimaient bien se moquer. Je me disais : « S’il n’y a personne, je prends un billet de retour et je rentre chez moi ». Il y avait toute la délégation des gars qui comptaient, venus pour moi. Trois heures après, j’étais au dojo de la Tokyo Nodai, l’université d’agriculture, avec tous les jeunes Japonais au crâne rasé qui se destinaient sans doute un peu à l’agriculture, et pour ceux que j’ai rencontrés, beaucoup au karaté. Je suis là, sur ce parquet en bois poli, avec les makiwara cordés tâchés de sang, des gi pendus pour sécher, et je les vois arriver du footing, pieds nus, marquant le rythme avec des « yesa » et des « ousa », les plus jeunes se précipitant pour aller chercher de l’eau sucrée aux aînés. Une image ancrée à jamais. Des footings avec eux à travers la ville, j’en ai beaucoup faits ensuite.
J’ai eu le droit à tout très vite. Yanagida Sunzuke, un monstre de technique, m’a testé pendant les trois heures d’entraînement. C’était un peu le rival de Sakata et je l’ai bien senti ! Il me demandait un mawashi et puis il me rentrait dedans en contre. Ça a duré longtemps… Le lendemain, on m’a demandé de faire un kata sur lequel j’ai eu trou de mémoire, et puis j’ai dû faire un combat contre un Israélien qui était là depuis longtemps, et auquel j’ai marqué rapidement un ippon. Ça a dû plaire, parce que Ashihara Mitsuo, 8e dan, m’a finalement pris comme uchi-deshi. Il en a eu cinq. J’étais le troisième.

Uchi-deshi
Je suis resté deux ans, dans la région de Fukushima à Takada date-machi, où Ashihara sensei avait son club, et son entreprise traditionnelle de sake. Tous les jours, je bossais sept-huit heures à la distillerie et je m’entraînais trois heures avec lui. J’étais aussi son chauffeur attitré et, bien sûr, constamment corvéable. Pas question de prévoir un peu de temps pour moi. C’était rustique. Les hivers étaient terribles et la neige entrait parfois à travers les interstices des panneaux dans ma chambre, aménagée sur une plateforme au-dessus des tonneaux. C’était l’esprit du Japon de l’époque. J’étais jeune et je ne connaissais rien, je ne mesurais sans doute pas l’honneur qui m’était fait par un sensei d’une telle dimension, je ne comprenais pas grand-chose au Japon et à sa culture. Je me souviens de la fois, au début, où il m’a proposé de passer derrière lui dans le « onsen » familial, le bain chaud, avant sa femme et ses enfants. Moi, j’ai mis les pieds dans l’eau, trop chaude, j’en ai vidé la moitié pour mettre de l’eau froide et je me suis lavé dedans ! Ça a été la dernière fois. Mais j’étais Lorrain, une culture un peu carrée déjà, et j’ai vite accepté le modèle. Je suis devenu plus japonais que les Japonais. Avec ce statut de « disciple à demeure », tu n’es pas privilégié, et même au contraire. Tu as accepté d’en baver. Ashihara sensei ne me conseillait pas, il conseillait les autres contre moi. Mais moi, j’entendais ce qu’il suggérait et c’était l’occasion de progresser. Je notais tout dans mes carnets et je revenais le lendemain plus armé. Quand je suis rentré, au bout de deux ans, c’était pour être le plus fort en France, pour battre Dominique Valéra et Gilbert Gruss.
Le troisième dan devant Otsuka… et Gruss
Au Japon, j’avais combattu au championnat national, mais personne ne me connaissait à mon retour et ce qui a été le plus dur, ce fut de faire accepter aux arbitres de me donner les points, et de faire comprendre aux sélectionneurs ensuite que ma finale aux championnats de France Open, en avril 1975, mes deuxièmes championnats de France, n’était pas un pur hasard. C’est Dominique Valera, qui avait gagné cette finale, qui a insisté pour que je fasse partie de la sélection nationale pour aller aux championnats d’Europe, où j’ai gagné le titre en Open cette année-là comme la suivante. Je suis resté six ans dans l’équipe, dont j’ai été capitaine. Mais le plus dur combat à mon retour, je l’ai peut-être mené chez Gilbert Gruss, pour la validation de mon troisième dan ! Je l’avais pourtant obtenu devant Hironori Otsuka au Japon. Mais j’ai dû aller chez lui, dans son club, pour montrer ce que je valais. J’étais habitué aux petits soixante kilos japonais, là ils faisaient tous quatre-vingt-quinze kilos et Gilbert leur avait fait passer la consigne de tester le « Japonais français »… sans trop de contrôle. Après avoir pris le premier en pleine tête, j’ai vite compris : j’ai tout anticipé et je n’ai pas beaucoup contrôlé non plus. Le dernier, ça a été Gilbert lui-même, qui avait des bras comme des troncs d’arbre. Heureusement que j’avais appris à esquiver. À la fin, il m’a dit : « Viens, on va boire un coup ». « J’ai mon troisième dan alors ? » Comme il me le confirmait, j’ai dit merci. « Ne me remercie pas, si tu ne l’avais pas mérité, je ne te l’aurais pas donné.»

L’efficacité, un principe général
Quand j’en ai eu assez d’être endetté pour aller combattre, de faire des remplacements dans des collèges pour gagner un peu d’argent en plus du club, j’ai accepté le poste de directeur du centre aquatique à Sarrebourg, qui m’a ouvert à d’autres modes d’expression du corps. Je m’étais mis au défi de passer mes diplômes, un BE de natation et un autre de sport pour tous, et puis un monitorat de voile. J’en ai bavé à la natation à essayer de produire de la vitesse avec mon grand corps de karatéka quand les autres faisaient le double de distance en moins d’effort et deux fois plus vite. De toutes ces expériences, j’en ai retenu que l’efficacité, c’est de la glisse. C’est comme le balayage de Patrick Escoms qui m’avait tant impressionné. Il faut atteindre le niveau technique pour être assez relâché et juste pour produire de l’efficacité. Tant que tu n’as pas atteint ce niveau, ça ne glisse pas. Tu es en retard, tu es lent, tu es imprécis. Je fais du golf désormais et je sais bien que c’est la même chose. Je sais exactement la somme d’effort qu’il faudrait faire pour que ce soit mieux, mais je ne les ferai pas. C’est trop de boulot !
Inasu
C’est Hiroo Mochizuki qui m’a demandé de prendre la responsabilité du wado-ryu français à mon retour en France, alors que lui-même s’orientait vers le yoseikan. À l’époque, le « wado » était l’un des styles les plus efficaces en compétition, parce que nous cultivions dans le style à la fois cette idée d’anticipation, d’entrer dans la distance (noru), et d’absorption, d’esquive (nagesu), que l’on parvient finalement à combiner (inasu). Au fond, je n’aime pas vraiment le contact. Si je n’avais pas été enseigné dans cet esprit, je n’aurais sans doute pas suivi. Mais je vois encore Sataka entrer dans la distance, coller, faire ce qu’il voulait. Moi, je n’avais pas la moitié de la musculature des plus forts de ma génération, mais j’aimais cette idée de pouvoir frapper exactement dans le temps faible adverse, de faire mal par l’anticipation et la précision plutôt que par la pure puissance. Inasu, c’est le summum du karaté pour moi.
Ça commence et ça finit par les kihon
À l’époque, on savait de quel style venait chaque combattant. Aujourd’hui, il n’y a qu’un style de compétition, tout le monde fait un peu la même chose et, bien sûr, tous les experts ont capté pour eux-mêmes ce qu’il y avait d’intéressant dans le travail des autres. Dominique fait du « wado » à sa façon… Ce que je déplore, c’est qu’on oublie de plus en plus la précision, l’exigence technique au profit de la rapidité et de l’agilité. En karaté en général comme en wado en particulier. Ce qui fait durer notre génération, c’est ce travail de base, cette exigence. Même au Japon où j’étais récemment, j’ai été déçu de voir qu’ils étaient moins précis sur le déplacement et le rythme. Ils étaient étonnés de voir que je pouvais les surprendre malgré la différence d’âge. Mais c’est le travail rigoureux des appuis qui change vraiment les choses. Le « wado » est souvent présenté sous son aspect « jutsu », mais je veux rappeler que c’est avant tout un style de karaté. Ce qui est essentiel, c’est de répéter les kihon, toujours vers l’avant dans notre style, pour se mettre à la bonne distance. C’est ce que je travaille encore régulièrement. Tout le reste découle de cette maîtrise.
« De toutes ces expériences, j’en ai retenu que l’efficacité, c’est de la glisse »