
Jean-Pierre Lavorato « Marcher devant »
On ne peut pas dire de Jean-Pierre Lavorato qu’il a traversé l’histoire du karaté français, mais plutôt qu’il l’a menée, adoptant constamment sans s’y efforcer le rôle exemplaire de défricheur acharné, de chercheur de trésor, de grand frère, de passeur de vérités. Désormais 10e dan, il atteint l’accomplissement dans sa discipline, sans avoir renoncé à rien.
Jeunesse
« J’ai passé ma jeunesse dans les bois et les champs, avec des vaches et des chevaux. Je me faisais des arcs et des lance-pierres. C’était la région parisienne, du côté de Morsang-sur-Orge, dans l’Essonne, mais quand j’étais jeune, c’était la pleine campagne. Mon père était tailleur de pierre. En ce temps-là, les bordures des routes étaient taillées à la main. Lui était chef d’équipe. Il est mort quand j’avais huit ans. C’est ma grand-mère, Marie Berthier, une paysanne née dans l’une des fermes du pays, qui m’a recueilli et fait grandir jusqu’à la majorité, comme elle l’a fait pour ses onze enfants, sept garçons et quatre filles, et cinq de ses petits-enfants. La vie n’était pas la même à l’époque. De mon temps, nous étions douze à table, matin, midi et soir, et lavé au baquet tous les jours. Les fêtes, c’était quatre-vingts personnes à chaque fois, et une sacrée ambiance. C’était une vie moins facile qu’aujourd’hui, mais où l’on se rendait service car on était plus près de la réalité. »
Une éducation
« Ma grand-mère était douce et son éducation pleine d’amour, mais très claire sur ce qui ne se faisait pas. Mes oncles étaient des solides qui travaillaient dans la maçonnerie, le carrelage, des « costauds » avec qui il fallait rester correct. C’était des gens durs au mal, durs avec eux-mêmes. Des sportifs aussi qui jouaient au foot, au volley. Quand il y avait des problèmes, c’est toute la bande qui les gérait. Chacun vit pour soi aujourd’hui, mais dans mon jeune temps, tout le monde volait au secours les uns des autres, les femmes comme les hommes. J’étais le fils aîné de mon père, très protégé par cette chaleur et cet esprit de famille. Ma grand-mère avait aussi pris sous son aile mon cousin Jacquot, qui est devenu boxeur professionnel. Il s’entraînait chez Bretonnel. Tous les matins il prenait son vélo pour monter à Paris, à une trentaine de kilomètres de là. Il bossait comme chauffagiste et s’entraînait le soir avant de rentrer. Des comme lui, il y en avait plein. Moi, j’étais accrocheur à l’école, j’avais de bons exemples. Je rêvais d’être professeur de sport, ou chirurgien des muscles, parce que j’étais fasciné par les bouquins d’anatomie. Ma vie a commencé à se construire comme ça… »
Changer ma vie
« Dans le village, il y avait un professeur de culture physique, comme on faisait à l’époque, Monsieur Michaud. Quand j’ai eu seize ans, mes oncles ont dit : “tu viens avec nous”. Il est tombé malade… et c’est ce qui a changé ma vie. Mes oncles m’ont amené chez Monsieur Mercier, à Sainte-Geneviève-des-Bois, qui proposait lui aussi de la culture physique. Cet excellent professeur avait une particularité : il faisait du karaté. Il habitait au-dessus de sa salle et descendait parfois en tenue pour faire un kata ou une série de mouvements dont nous n’avions aucune idée. Élève d’Henry Plée qui avait fondé au milieu des années 1950 la première section de karaté en France, à la Montagne Sainte-Geneviève à Paris, il avait fait des stages avec Sensei Oshima. Devant nos questions, il nous a dit qu’il pouvait nous enseigner le samedi, tout le monde a dit oui… et je m’y suis retrouvé seul. J’ai donc commencé en 1962-1963 avec lui. Devant mon enthousiasme et mes bonnes aptitudes, il m’a aiguillé vers Paris et la Montagne Sainte-Geneviève. “Va chez Plée, c’est le club numéro un en France, m’a-t-il dit. Moi, je ne peux pas t’amener plus loin” ».
À la Montagne
« Quand j’ai débarqué à la Montagne Sainte-Geneviève, c’était toute une ambiance. Dans cette cour du cinquième arrondissement à Paris, il y avait une imprimerie, un tailleur sympa et un chanteur d’opéra qui faisait ses gammes toute la journée. L’entraînement, ça a été un électrochoc, au point que j’y ai même réfléchi à deux fois. C’était beaucoup plus “hard” que chez Monsieur Mercier ! Dans le travail à deux, il n’y avait pas beaucoup de contrôle et, en ippon-kumite, on essayait vraiment de toucher. On travaillait tout. Le kata, les enchaînements techniques, le combat à tous les cours. On ne faisait pas de bunkai, plutôt du kata-kumite. C’était beaucoup de travail en ligne, pas trop de recherche de sensation ni de relâchement. C’était martial ! Il y avait les clients qui venaient découvrir, les étudiants de ce quartier d’université et de grandes écoles, et puis les “durs”. Mais même le plus débutant ne lâchait rien. Je m’entraînais beaucoup et mes aînés ont aimé ça. Il y avait déjà de bons karatékas, comme Maurice Szpirglas, le premier champion de France de karaté, Jean Caujolle qui avait deux ans de plus que moi et avait commencé deux ou trois ans plus tôt, Patrick Baroux, le premier champion d’Europe, un gentleman du karaté. Et puis il y avait Yoshinao Nanbu, qui venait juste d’arriver en France. »
Yoshinao Nanbu
« Au début, je rentrais tous les soirs, mais j’étais tellement fou d’entraînement que je ratais souvent le dernier train. J’ai fini par dormir au-dessus du dojo, dans une soupente que je partageais avec Yoshinao Nanbu, nos deux chambrées juste isolées par un paravent. Je m’entraînais tous les jours avec lui, et c’était un sacré client. Il avait un physique incroyable, je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi athlétique. D’ailleurs, il nous faisait profiter de son modèle d’entraînement. Dans les stages, on pouvait faire deux heures sur gyaku d’un côté, et deux heures de l’autre ! Il savait tout faire, avec un mawashi et un ura très impressionnants, des mae-geri et gyaku-tsuki qui ressemblaient à des coups de barre à mine. Il était super fort en balayage aussi. Même en kata, il était très bon. En plus de ça, c’était un homme très gentil, sensible et profond. Sa disparition a été une grande perte pour le karaté français et pour nous qui avions beaucoup appris grâce à lui. »
La décision
« Mon premier professeur restera à jamais Monsieur Mercier. D’ailleurs, je retournais chez lui tous les samedis pour continuer à m’entraîner. J’y retournais même pour la culture physique. Quand on sortait le soir au cinéma entre amis, j’étais tellement fatigué que j’ai rarement vu la fin du film ! Il est décédé à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Je suis allé annoncer à sa veuve mon dixième dan, elle m’a dit : “Dommage que Pierre ne soit plus là, il aurait été si fier… ”. Très vite, j’ai compris et décidé que ce serait ça ma vie : le karaté. J’ai rapidement donné des cours à la Montagne Sainte-Geneviève, mais je vendais aussi des vêtements dans des magasins. J’avais un circuit, je connaissais toutes les filles responsables des achats. Je me suis débrouillé. Quand j’ai quitté la Montagne, j’ai fondé mon premier club à Vincennes grâce à Tony Rosseti, un danseur, prof de yoga et ceinture noire de karaté lui aussi. J’ai démarré avec Berthier, Morel, Clause, une dizaine d’élèves, en une saison nous étions cent licenciés. »
Le voyage en terre promise
« Ça se passe entre Valéra, Patrick Baroux, son frère Jean-Robert, Philippe Ficheux, Alain Setrouk et moi, avec l’aide de Yoshinao Nanbu. On avait décidé qu’il fallait voir la terre promise et, pour ça on avait acheté une voiture à cinq. Nos familles nous avaient aidés Valéra et moi. On a traversé l’Allemagne, la Tchécoslovaquie et l’URSS en pleine guerre froide, on a fini par laisser la voiture sur la Place Rouge. On a pris l’avion pour traverser la Russie jusqu’à Khabarovsks, d’où on voyait la Chine de Mao, puis le train jusqu’à Nakhodka et enfin deux jours de bateau jusqu’à Yokohama. Nanbu nous a reçus chez sa grand-mère à Kobe, une femme charmante avec laquelle nous rigolions toute la journée. Il nous a présenté les Maîtres Tani et Fujiwara qui enseignaient leur Shito-ryu Shukokaï. Après on est allé voir le Sensei de Nakahashi, qui nous a emmenés au théâtre et chez un expert du sabre. On est monté sur Tokyo pour rendre visite au sensei Oyama et à Gogen Yamaguchi. Oyama en particulier m’a fait une forte impression. Je me souviens qu’un jour où il pleuvait, il nous abritait sous son parapluie en s’exposant lui-même…. On est allé à l’école shotokai, à la JKA où on a rencontré les senseis Nakayama, Aosaka, tous les noms connus. On s’est entraîné à l’université de Taishoku, la plus forte du Japon, à Waseda, l’université d’Oshima sensei. On a fait trois entraînements par jour pendant trois mois. Je me souviens des séries au makiwara où tout le monde devait compter dix, et où on était nombreux. Les Japonais étaient plus techniques, plus ancrés que nous. Ils ont été corrects, mais ils nous testaient et on ne se laissait pas faire. Le dernier jour, on a eu le droit à quatre vingts ippon-kumite. Ce voyage nous a permis de corriger beaucoup de choses, mais il nous a surtout réveillé le mental. »
Taiji Kase
« Taiji Kase, on l’avait croisé dans un entraînement au Japon, dégoulinant de sueur. Quand il est venu en France, je l’ai récupéré à la gare d’Austerlitz. Au dojo, Henry Plée m’a présenté comme “le meilleur”. Kase a simplement dit : “ descend”, et on a fait une heure de jyu-kumite sans échauffement ! J’ai découvert des coins du dojo que je ne connaissais pas. Ensuite, il a tenu à travailler avec moi deux heures le matin, deux heures l’après-midi, auxquelles s’ajoutaient les deux heures de cours du soir. Ce qu’il a vu ? Au moins ma détermination, et ça a été le début d’une merveilleuse aventure de quarante ans. Par la suite, quand il est revenu en France pour finalement s’y installer, je n’étais plus au dojo de la Montagne à la suite d’un désaccord avec Henry Plée, mais il m’a réclamé. On peut dire qu’il m’a préparé. J’avais le temps dans la journée et j’ai pu m’entraîner énormément sous sa direction. C’était un combattant, un karatéka de génie, il avait tout. Avec lui, j’ai vu des techniques inconnues, des concepts nouveaux. Il était aussi l’un des seuls à ce niveau-là qui n’avait pas la grosse tête. Ça a été un exemple très fort. »
La compétition
« Je n’ai jamais été un chasseur de coupes, cela ne m’intéressait pas beaucoup. Je cherchais le karaté-do. Mais j’ai voulu prouver que je pouvais. J’ai été champion de France toutes catégories en 1968, champion d’Europe par équipes. J’ai battu le champion du Japon en 1970 dans un par équipes, les élèves de Kase contre le Japon. Nous étions les deux capitaines. J’ai arrêté cette année-là. On avait la chance de pouvoir rencontrer tous les Japonais qui passaient, les wado, les shito, on avait le droit de combattre avec eux. J’ai eu devant moi tous les senseis passés en Europe, c’était un apport constant, passionnant et qui se suffisait à lui-même. Avec Kase, j’ai commencé à me passionner pour les sensations de points d’appuis, de transferts de poids accompagnés de la respiration, pour les esquives et les désaxements et, aujourd’hui encore, c’est toujours le cas, comme si j’avais été marqué au fer rouge. Tous les styles expriment une forme de rapport au monde et j’aime regarder ce que mes amis font du karaté. Ce qu’ils mettent de différence. Pour moi, approfondir l’art de faire marcher ensemble l’esquive et la contre-attaque, c’est une façon subtile de percevoir les choses, que je continue à découvrir. Kase disait qu’il lui aurait fallu trois vies pour voir le bout de son apprentissage du karaté. À moi, il en faudrait vingt. J’ai vu tellement de choses avec lui que je ne ferai jamais le tour. »
« J’ai essayé »
« Ce que le karaté m’a apporté ? La santé physique, l’équilibre intérieur, le courage… c’est déjà pas mal. On y apprend à ne pas chercher à échapper au problème, mais à l’affronter et à le surmonter. En vieillissant, je me rends compte qu’il me permet d’aborder les choses avec plus de bienveillance, d’empathie, de tolérance. C’est aussi ça l’équilibre. Je me demande comment les gens faisaient pour me supporter avant ! J’étais du genre “qui m’aime me suive”. J’ai toujours été poussé comme par une force intérieure à m’entraîner le plus possible. Quand on fait cela longtemps, il y a une vision, une richesse de réflexion, une façon de percevoir et de réagir qui finit par rejaillir sur tout le reste, qui enrichit ta vie et la rend plus pertinente. Aujourd’hui encore, quand je rentre d’un week-end de karaté, je commence déjà à cogiter sur ce que je vais faire dans la semaine qui vient. Être dans un dojo, c’est vital parce que c’est juste ça qui me permet de préserver de la jeunesse et un esprit ouvert. Vieillir… il faut gérer. Essayer de garder une certaine vitesse, une certaine puissance. Mais même à mon âge, je raisonne toujours avec l’idée de progresser encore. On pourra dire que j’ai essayé. »
Le 11e dan
« Je suis toujours sur mon chemin, un chemin sur lequel il n’y a ni arrêt ni but final. J’aime marcher devant, c’est un tempérament. Désormais, c’est aussi une responsabilité. Ce n’est pas seulement moi, mon plaisir, mon parcours, c’est un héritage à faire passer. Le grade qui m’a le plus frappé, comme tout le monde, c’est le 1er dan. Passer de marron à la ceinture noire, j’avais l’impression d’un miracle. Le 10e dan, ce n’est pas pour moi, mais pour les autres. Mes anciens élèves qui sont aujourd’hui mes amis m’apportent toute la reconnaissance dont j’ai besoin. En retour, je peux leur donner ça. C’était émouvant de vivre la cérémonie avec eux, aux côtés de mon frère Valéra, face à mon ami et patron Francis Didier que j’ai connu si jeune. Un moment parfait. Dès les jours suivants, j’étais de retour dans mon quotidien de karatéka. Rien n’a changé. Il me reste à préparer le 11e dan. » (sourire)