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Jean-Louis Morel « Être conscient de ce que l’on fait »

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Dans la pure lignée du shotokan français, Jean-Louis Morel, désormais 68 ans, démontre tous les jours la profondeur et la richesse d’une tradition incarnée. Son approche personnelle ? La cohérence d’une pratique raisonnée et précise sur le plan mécanique. Une aspiration ? La perfection.

Tout commence dans les années 1960…
Pour moi en tout cas. Le karaté prend racine en France dans les années 1950, moi j’avais vu des démonstrations qui ne m’avaient pas tellement plu. Cela me paraissait trop académique. J’étais un tout jeune homme, en concurrence avec mon cousin, plus gradé que moi en judo ! J’apprends qu’il commence le karaté et je ne veux pas qu’il me distance. Voilà comment je me retrouve pendant deux mois chez Jean-Pierre Lavorato, puis très vite à la source de l’époque – nous sommes à la fin des années soixante – avec Taiji Kase, son professeur, qui officiait à la Montagne Sainte-Geneviève. Quand Taiji Kase a quitté la Montagne Sainte-Geneviève, je suis retourné vers Jean-Pierre Lavorato. Dix ans plus tard, Jean-Pierre est descendu dans le Sud. J’ai continué.

Finalement, vous avez apprécié la discipline !
J’ai tout de suite été séduit. Une partie de ma famille était manouche. On était onze enfants vivants, ma mère était à la maison avant de prendre un travail, mon père, couvreur étant mort jeune. On vivait dehors, c’était une autre époque. Une vie frugale et heureuse, rue Quincampoix. Le centre de Paris était ouvrier, populaire. Les bourgeois habitaient le 16e… J’étais un bon garçon, mais turbulent, si l’on peut dire. Les bagarres étaient fréquentes dans ce mode de vie. Au karaté, j’ai trouvé une convivialité, une fraternité magnifiques, et il y avait le combat bien sûr, et les armes que j’ai tout de suite eu envie de pratiquer. J’ai enseigné très tôt, dès 1976. Devenir professionnel, c’était notre façon de pouvoir s’entraîner un peu plus.

Denis Boulanger/FFK

On peut dire que la compétition vous a bien réussi…
Ça a été un bon passage. Je n’avais pas de talent naturel, mais j’entrais parfois dans les cinq meilleurs et je tirais bien mon épingle du jeu en compétition mixte. Et on gagnait souvent en équipe. Il y avait de l’ambiance dans Coubertin archi-plein ! Et effectivement, on peut dire que cela m’a réussi parce que Sedirep organisait une compétition dont le premier prix était un billet d’avion pour le Japon, et j’ai gagné. Je faisais mon service militaire et ils ont eu l’élégance de me permettre une très longue permission. C’était mon premier voyage, je n’avais pas un rond et les gars s’étaient cotisés pour me donner un peu d’argent. C’est comme cela que je suis retrouvé à Tokyo. Taiji Kase m’avait recommandé ce qui m’a permis d’être bien reçu et de ne pas avoir à payer les cours. Nakayama Sensei était le responsable et le principal animateur, Kanazawa sensei devait avoir une quarantaine d’années. C’était un été très chaud, très dépaysant. Une initiation… J’ai pas mal ramassé mais, heureusement, j’étais en forme et compétiteur. Ce que j’ai gardé de ce premier voyage, c’est la manière très relâchée qu’ils avaient de combattre. Nous, on était dans la force, je les découvrais mobiles, disponibles, et très pénétrants avec cette fluidité de déplacement et de frappe. En plus, c’était très agréable de pratiquer de cette façon.

Cela a orienté votre pratique au retour ?
J’enseignais déjà, je me prenais au jeu et j’avais envie d’explorer en profondeur tous les aspects du karaté. J’avais toujours fait beaucoup de sport, mais je n’étais pas un athlète. Ma morphologie naturelle n’était pas très musclée et un peu raide et comme je travaillais en puissance, j’ai eu très tôt des problèmes de dos. Je me levais le matin à quatre pattes et j’en avais pour une heure à me débloquer. J’ai découvert la gym Mézières dont je me suis inspiré par la suite pour réfléchir à un échauffement spécifique au karaté et une meilleure disponibilité articulaire. J’ai été interpellé aussi par le travail d’Hervé Delage et sa démarche atypique, qui ouvrait aussi ce genre de voie. Et, bien sûr, nous avions tous la chance d’avoir eu la formation précise de Taiji Kase, qui nous avait fait gagner du temps sur la qualité des postures et des techniques. Quand on pratique une technique, avant de la répéter des milliers de fois, il faut bien l’étudier. Ne pas seulement s’appuyer sur ses qualités musculaires. Les champions sont des gens d’exception sur le plan physique, mais le karaté est fait pour permettre aux gens ordinaires d’avancer au-delà de leurs limites, tout en utilisant leur corps de façon naturelle, sans contrainte. Il y a des démarches rationnelles à mettre en place.

Denis Boulanger/FFK

Quelle serait la bonne démarche ?
Je le dis souvent : « Soyez conscients de ce que vous faites ». Si tu veux être un bon pratiquant, sois intelligent ! Il y a une cohérence globale de l’échauffement jusqu’à la fin de la séance. Et il y a aussi une cohérence générale des positions. On ne contrarie pas l’articulation. On aligne de façon pertinente. Quand le pied est bien positionné, on peut travailler la flexibilité de la cheville, ce qui va positionner le genou et la hanche, mais aussi la colonne vertébrale, qui permet la mobilité des épaules. Quand on tourne le poing à la hanche, c’est pour bien rentrer le coude, ce qui ouvre l’épaule, place l’omoplate, tend le dos pour libérer l’explosivité. Beaucoup de karatékas ont des problèmes de genoux et de hanches. Si l’appui est mauvais, le retour du sol se fait mal et les articulations souffrent. Si on voulait définir la technique parfaite, ce serait celle où le potentiel physique est utilisé à son maximum d’efficacité et d’harmonie.

Et quel est l’enjeu essentiel de la pratique ?
L’un des enjeux essentiels de la pratique est d’éviter les blessures, car il s’agit d’une pratique à long terme. Jeune, on est très concentré sur comment on se situe par rapport aux autres, mais plus on vieillit, plus on se situe par rapport à soi-même. Pourquoi je continue à pratiquer ? Bien sûr, il y a les objectifs intermédiaires, les grades qui aident à avancer, mais la motivation à long terme est de se figurer ce que l’on veut atteindre. Et quand on voyait Taiji Kase, on avait envie d’être comme lui à son âge. Aujourd’hui, Jean-Pierre Lavorato est le même genre d’exemple qui parle à tout le monde. À mon âge, je sais que tout cela est un équilibre à maintenir. Si tu subis sur le plan musculaire ou articulaire, tu régresses en termes d’entraînement. Désormais, si je reste trois jours sans rien faire, je sais que je dois remettre la mécanique en route en la réchauffant doucement.

Denis Boulanger/FFK

Le karaté est aussi une recherche d’efficacité…
La notion d’efficacité est effectivement primordiale dans la pratique. C’est une recherche de qualité, de précision. Mais le karaté est une pratique de dojo. Ceux qui ont un peu l’expérience de la rue savent que ce n’est pas la dimension physique ou technique qui est significative, c’est essentiellement une question de mental ! Avec mon physique quand j’étais jeune, je savais qu’il fallait que je frappe en premier. À l’entraînement, on travaille dans l’esprit de ne pas avoir à y revenir deux fois, on se donne des moyens physiques, on accumule des entraînements durs pour se familiariser avec l’opposition, mais en fin de compte, tout part de cette capacité à passer à l’acte, et cela ne s’apprend pas vraiment. Et justement, notre pratique sur la longueur doit nous amener à un peu d’éveil, pour éviter de se retrouver dans ce genre de situation. Le karaté m’a plutôt assagi. J’ai l’impression parfois que ces expériences se contredisent, celle du quartier où j’ai grandi et celle du dojo, et c’est celle du quartier qui reste la plus forte pour la réaction instinctive ! Celle du dojo vient heureusement faire la bonne conseillère pour gérer un peu mieux les situations de conflit.

Vous avez privilégié le shotokan tout au long de votre parcours ?
Je me suis intéressé au karaté originel, notamment le shorin-ryu, mais le shotokan est ma première école. Je n’avais pas envie de m’éparpiller. Avec l’expérience, on connaît les dimensions des autres styles, leurs forces et leurs limites. Pour le shotokan, on peut dire qu’il y a une dimension excessive. Notre esprit d’entraînement, c’est : « qui peut le plus peut le moins ». On renforce les entraînements, on descend les positions… ce n’est pas une erreur, au contraire, mais il faut le faire avec intelligence, c’est vital dans cette pratique. Et, bien sûr, il est essentiel de bien doser en vieillissant.

Que faut-il chercher ?
La perfection. Le rapport qu’on établit avec les autres est intéressant, mais c’est en soi-même que se font les progrès. Je me souviens d’une démonstration de kata de Shirai sensei à Levallois, il devait avoir une soixantaine d’années. Quand il a eu fini, personne n’a réagi. Je n’avais jamais entendu un silence pareil… Les experts présents étaient scotchés, le public impressionné, tout le monde a été touché et a réagi de la même manière. C’était vraiment un moment magique. Cela donne envie d’être capable de s’approcher de ça. Il faut continuer à s’interroger, comprendre des choses, rester dans la fraîcheur de la recherche, garder l’âme d’un débutant.

Propos recueillis par Emmanuel Charlot / Sen No Sen
Photos : Denis Boulanger

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