

Jean-François Tisseyre « L’énergie aime la simplicité »
Jean-François Tisseyre, huitième dan et expert fédéral, évoque pour nous la pratique en temps de covid, et plus largement, dans une époque qui oblige parfois à se couper des autres, l’intérêt que l’on peut trouver à un isolement volontaire et à une pratique au cœur de la nature.
Sensei, que vous inspire la période actuelle ? Que pourriez-vous dire à ceux qui se sont sentis contraints dans leur pratique par les événements de ces derniers mois liés à la pandémie de covid ?
Je ne suis pas tellement amateur en ce qui me concerne de l’appellation « sensei »… Bien sûr, il y a le positionnement dans la chaîne de transmission, que j’assume, mais j’ai trop l’impression qu’il désigne l’homme accompli, le destin achevé, ce qui n’est pas mon cas. Je continue à me corriger, notamment en observant les autres et la progression est lente ! Si le dojo nous permet de vivre et d’exprimer des choses hors du commun, à l’extérieur, nous redevenons des citoyens « ordinaires ». L’humilité est sans doute le maître-mot de tout cela.
Le covid… nous sommes dans une période évidemment difficile mais, comme souvent dans une crise, il y a aussi à des opportunités d’avancer. Quand on a repris les rencontres collectives, quand les dojos se sont ouverts il y a quelques mois, beaucoup de pratiquants avaient essayé d’autres formes de pratiques, notamment en extérieur, dans la nature parfois, et j’entends beaucoup de choses positives sur ces expériences qui ont fait du bien. Bien sûr, nous sommes gênés, parfois isolés les uns des autres et livrés à nous-mêmes, parfois privés de nos objectifs par une jauge inattendue ou une annulation. Mais la force des arts martiaux est moins de faire de nous des armes de guerre, que de nous aider à prendre conscience de tout ce qui nous freine, nous empêche, nous fait obstacle, et comment cela retentit sur nous. De ce point de vue, les difficultés les plus grandes ne sont pas extérieures…
L’ennemi de notre pratique serait moins le covid que nous-mêmes ?
Oui, c’est le combat de tous les jours face à nos affects, pour transformer ce qui est a priori mauvais, en bien, et même en remèdes. Il faut accepter de « chevaucher le tigre », notre moi vrai, pour éviter qu’il nous morde et espérer ainsi finir par le dompter. Ne pas le faire, c’est renoncer à l’expérience et à ce qu’elle peut nous apprendre de nous-mêmes. C’est une expérience qui n’est pas sans risque d’échec, mais comme on le dit : « Nana korobi ya oki », tomber sept fois, se relever huit. Et ce n’est pas seulement le fait de se relever qui compte, mais comment on se relève. D’un bond, pour faire face, droit comme un « i », l’énergie maintenue. Voilà ce que nous apprend notre expérience martiale.
« La solitude physique, ce n’est pas celle de l’esprit. »
Vous vivez vous-même à la campagne dans des conditions isolées. Quelles sont vos motivations ? En quoi cela influe sur votre pratique ?
Je ne suis pas quelqu’un qui s’isole. C’est vrai, j’ai un mode de vie original, que j’ai choisi. J’avais besoin de nature, de construire ma maison sur une paire d’hectares avec des chevaux. On parle beaucoup de déconnecter, disons que je l’ai fait. Mais si je suis à la campagne, je suis à vingt minutes de Carcassonne et de Limoux dans les Corbières. J’ai mon dojo personnel et la nature autour de moi, mais on vient me voir et je me déplace sur les villes alentour jusqu’à Béziers et Montpellier, et je fais des stages. Je ne me sens pas seul, mais très entouré au contraire, et c’est bien. Je suis à la fois proche et loin. La solitude physique, ce n’est pas celle de l’esprit. Et puis être seul, c’est surtout pouvoir choisir avec qui on veut être ! Je ne suis pas du genre ermite, ou misanthrope. J’aime aussi être plongé dans la folie du monde, Paris, les voyages à l’étranger… mais j’ai besoin de me retrouver. Il faut s’alléger. Cela passe par la capacité à abandonner, à se détacher. Ce n’est pas seulement un luxe. Il y a un coût au quotidien, toujours quelque chose à faire : couper du bois, nettoyer les feuilles… Il faut coller au rythme des choses, et au printemps par exemple, je suis tout le temps en train de bosser.
Qu’avez-vous le sentiment d’avoir gagné dans ce choix de vie ?
Cela dépend de ce que vous attendez comme salaire. Je ne suis pas du genre à méditer face au coucher de soleil mais, parfois, on a un sentiment de béatitude à ne plus interpréter les choses, à les vivre simplement au présent dans une forme de fluidité circulaire, à les ressentir, moment après moment. Habituellement, on nage en eaux troubles. À force, on est en train de perdre notre vraie nature, on perd la finesse des sens que nous partagions avec les animaux. Il est important de changer de regard, d’aiguiser une sensibilité naturelle, sensorielle. Dans les arts martiaux, il y a une forme de nécessité à coller à la nature, à s’identifier à elle, à la respirer. La mer, la montagne, la terre, le bois, l’eau, le feu… ce sont des éléments puissants avec lesquels nous devons rester en contact, y revenir constamment. C’est une question d’énergie.
« L’essentiel, c’est de ne jamais s’arrêter.»
En tant que pratiquant, qu’est-ce que cela vous apporte ?
Cela m’apporte beaucoup. Le karaté à la façon d’Okinawa est une pratique de paysans. Même les Japonais ont gardé une forte proximité avec la nature. Je ne fais pas de crossfit ni de musculation en salle, mais je fais le même boulot à la façon traditionnelle, frustre et pas très rationnelle ni structurée, mais solide ! Il n’y a qu’à voir tous ceux qui sont restés proches de ces modes de vie, les Catalans, les Basques, ils sont authentiquement forts. Il faut rester « ancien » dans l’esprit, tout en vivant avec son temps, s’appuyer sur les arts de base pour s’approprier tout le reste. C’est ça, la voie du guerrier. Bien sûr, je fais du karaté, du ïai… Mais, dans cet environnement, on ressent mieux qu’ailleurs à quel point la pratique est permanente. Tout devient « ri-aï », une cohérence transversale qui traverse toutes nos activités. Quand je coupe du bois, c’est « Les Sept Samouraïs » ! J’ai appris ça de Francis Didier, qui fait du karaté dans tout ce qu’il fait. Derrière la façade, il y a une autre façade disent les Japonais. Quand on vit de façon plus naturelle, on a l’occasion de comprendre plus facilement à quel point tout est relié si on prend le temps de devenir perméable aux sensations, si on parvient à abattre les cloisons, à retirer la toile cirée sur laquelle tout glisse et dont on est recouvert. Il ne faut pas que les choses glissent sur nous, il faut qu’elles nous imprègnent.
Et sur le plan de la technique spécifique karaté, comment continuer à progresser ?
Ce qui compte, c’est le principe. C’est ce que tu mets autour qui modifie la technique spécifique. Nous n’avons pas, au karaté, le monopole de la technique. En ce moment, je m’intéresse beaucoup à la dynamique du bassin, à la façon dont on peut alterner fixation et mouvement, pesanteur et légèreté. Je m’inspire des gestes du quotidien, mais aussi de ce que je comprends du judo, du ski, ou même de la danse. Je ne suis pas un chercheur, je creuse ! Les choses à percevoir ne se baladent pas dans les airs, mais au niveau de la racine des choses. Il faut prendre la pelle et la pioche pour aller chercher ça. Il faut ramener les choses à leur nature la plus dépouillée. L’énergie aime la simplicité. Parfois, on dit de quelqu’un qui bouge beaucoup qu’il a de l’énergie, mais non, il la dilapide. Dans ce type d’environnement, on se régule et on précise les gestes. On est au bon endroit pour faire du karaté comme un artisan, en laissant la patine du temps mêler l’humain et le naturel dans une sorte de plénitude rustique. Les Japonais disent « wabi sabi »…
Auriez-vous un dernier conseil pour faire face à ces temps parfois compliqués ?
Je n’ai pas de conseil à donner, et je pense d’ailleurs que personne n’en a besoin. On peut espérer que les choses évolueront positivement rapidement mais, de toute façon, il y a toujours plein de possibilités pour pouvoir continuer à progresser malgré les obstacles. L’essentiel, c’est de ne jamais s’arrêter.