
Hirokazu Kanazawa, combattant d’exception
Hirokazu Kanazawa, 10e dan, est décédé il y a quelques jours. Premier grand compétiteur du karaté, il fut le représentant le plus brillant de l’école Shotokan à travers le monde. Expert dans le maniement du sabre et des armes anciennes, maître de tai chi chuan, Hirokazu Kanazawa nous avait accordé une rencontre exceptionnelle il y a quelques années. Nous vous proposons cette interview ici en guise d’hommage posthume.
Un « sumo » qui fait mal
J’ai commencé le karaté un peu comme tous les jeunes gens, pour devenir fort ! Mais, pour moi, la motivation fut plus forte encore. En fait, à l’école élémentaire de chez moi, à douze ans, je me suis battu avec un garçon plus âgé. C’était un jeune sumotori, beaucoup plus lourd et plus fort que moi. Il a été brutal et j’en ai été marqué longtemps. Je perdais parfois conscience et j’ai eu pendant très longtemps des sifflements dans les oreilles.
Ma colère contre lui a monté pendant des années. J’allais m’entraîner à la boxe deux jours par semaine et au judo, deux entraînements aussi. Je faisais aussi du rugby ! Quand on m’a montré le karaté, j’ai tout de suite pensé qu’avec les coups de pied, les petits gabarits pouvaient lutter contre des adversaires plus lourds et plus forts. Même si, à l’Université, j’ai progressivement compris l’esprit des arts martiaux et j’ai commencé à me débarrasser de ma colère, je suis tout de même retourné dans ma province avec l’idée de retrouver mon « sumo ». Apprenant ma venue, il avait fui dans la montagne… Je n’ai pas insisté.
Gentleman bushi
Je suis d’abord allé à l’Université de Nippon Dai, mais c’est le karaté qui m’intéressait et j’ai souhaité suivre le conseil qu’on me donnait alors : « Si tu veux devenir vraiment fort en karaté, vas dans la meilleure université pour le karaté. » C’était alors l’université Takushoku, l’une des premières à enseigner le karaté Shotokan de Funakoshi Sensei, et où enseignait maître Nakayama. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai fait cinq ans de management au lieu de quatre, car j’ai dû recommencer mon cursus au début. Pour les meilleurs, l’enseignement était particulièrement intensif, car il y avait un groupe spécialement entraîné pour devenir l’élite du karaté de l’époque.
J’ai dit que j’ai appris progressivement, que le karaté était autre chose que le combat… mais je l’ai compris très progressivement. Disons que pendant cette période universitaire, j’étais dans un autre état d’esprit. Quand j’entrais dans le dojo pour l’entraînement, certains glissaient par les fenêtres pour ne pas avoir à combattre contre moi. À l’époque, je voulais être un guerrier, un « bushi », mais aussi un homme important, riche et respecté ! Je voulais être une sorte de gentleman. J’ai découvert que le karaté ne servait pas à devenir important, mais était bon pour la santé, pour la paix. Et c’est tout ce qui me reste en tête aujourd’hui : la confiance et le plaisir par la pratique du karaté, le partage, la paix pour tous.
Une main cassée… et alors ?
En mai 1957, je devais faire le premier championnat du Japon de karaté sportif, organisé par la Japan Karate Association, pour lequel j’étais l’un des favoris. J’avais prévenu ma mère que j’allais combattre et elle est montée à Tokyo pour me voir. Mais quelques jours avant la compétition, je me suis cassé la main à l’entraînement. Il n’était plus possible de combattre ! Mais ma mère s’est étonnée : « Tu as une main cassée, mais il te reste l’autre, ainsi que tes jambes. Pourquoi ne pourrais-tu pas combattre ? » J’ai répondu que la JKA ne m’autorisait pas à le faire. Elle m’a demandé d’aller voir les organisateurs pour leur demander de revenir sur cette décision. Impossible de renoncer ! Ce n’était pas par incompréhension de la situation que ma mère insistait, mais par fierté familiale. C’était une mère à l’ancienne. Elle avait l’esprit très budo et n’était pas satisfaite de mon état d’esprit dans cette circonstance. Un samouraï n’aurait pas renoncé pour une main cassée… Les mères japonaises ont beaucoup changé !
J’ai donc combattu en espérant de toutes mes forces gagner au moins un combat pour ma mère. J’en ai gagné un, puis deux, puis trois, avec des blocages du bras gauche et des attaques de jambe. Ma mère a trouvé alors que cela suffisait, mais je lui ai expliqué que, tant que je gagnais, je ne pouvais pas arrêter ! En finale, contre un champion universitaire spécialisé dans les attaques en jodan-mawashi-geri, je pressentais que je ne pourrais pas bloquer du bras gauche. J’ai cherché à le bousculer dès ses premières tentatives, ce qui l’a déstabilisé. À nouveau, j’ai gagné avec mes jambes.
Instructeur JKA
Avec le développement rapide du karaté dans le monde, il est devenu nécessaire de former les professeurs du monde entier. On m’a proposé de devenir instructeur et j’ai rapidement voyagé dans le monde entier. En 1960, j’étais à Hawaii, aux États-Unis. En 1964, je suis parti quatre ans à Londres, puis deux ans en Allemagne. À vrai dire, on ne m’a pas tellement demandé mon avis. C’était mon devoir de m’investir au service du karaté de cette façon. Mais c’était une belle aventure et beaucoup de rencontres. Les différences ? Les Anglo-Saxons ne posent pas de questions, au moins au début. Les Allemands, en revanche, demandent d’abord, avant de faire. Les Français, c’est au milieu… Je suis devenu chef instructeur pour les instructeurs internationaux et puis j’ai fini par quitter l’organisation JKA en 1977, parce que nous n’étions plus contents ni moi d’eux, ni eux de moi. Ils ne voulaient pas reconnaître tout le monde, moi si. Tous les styles se respectent. Je voulais retrouver ma liberté et garder l’esprit budo.
Répondre à la question
Répandre le karaté dans le monde à l’époque, c’était souvent de répondre à la question : « C’est quoi, le karaté ? » Beaucoup étaient incrédules, certains insistaient. Il y avait fréquemment des défis, venus des combattants de tous les genres. Les Américains, par exemple, souvent très forts physiquement, mais heureusement plutôt lents. Dans le cas de ces provocations, je commençais par expliquer ce qu’était le karaté. Parfois, il n’était pas possible de se dérober. C’était une autre époque… Alors j’utilisais le coup de pied au visage, efficace, spectaculaire et pratique pour obtenir un K.O. bien dosé, sans blessure. Pour le karaté, il ne fallait pas échouer et je n’ai jamais connu de défaite.
Le budo, c’est féminin
Le sport, c’est une bonne éducation physique, c’est le jeu de la victoire et de la défaite. En sport, le plaisir vient de la victoire qu’on prend sur l’autre. En budo, c’est la victoire sur soi-même qui est recherchée. C’est plus sérieux et c’est pourquoi, alors, la maîtrise de soi dans la victoire comme dans la défaite est aussi importante que le résultat, car ce qui compte, c’est l’amélioration de sa propre mentalité. Le budo, c’est l’apprentissage du devoir, de la responsabilité, du respect, tout ce qui fait l’essence de la paix. Le sport développe la capacité à lutter contre les autres, ce qui est l’essence de l’esprit de compétition, de l’antagonisme, de la guerre. En sport, le plus rapide gagne la récompense et ne laisse rien aux autres. En budo, on apprend à être le plus rapide pour partager avec les autres. Il y a des différences plus difficiles à exprimer entre la dimension du sport de compétition et celle du budo. Dans le budo, on adopte une posture, moins agressive qu’en sport. Il faut d’abord protéger, savoir absorber l’attaque. Si le sport est plus « mâle », je dirais que le budo est plus féminin. Cela change l’esprit de la technique.
L’accident, une bonne occasion
Il y a des blessures dans la pratique du karaté et il faut sans doute éviter de se blesser, mais il faut aussi savoir profiter de l’expérience de la blessure, qui est très précieuse, parce qu’elle oblige à dépasser des limites, ou qu’elle permet d’en prendre conscience. J’ai souvent été blessé, j’ai eu beaucoup d’accidents et ce fut à chaque fois un moment particulier, significatif, qui m’a appris quelque chose d’important. Je pense à cette fameuse main cassée de mon premier championnat, jamais je n’aurais imaginé qu’il soit possible de combattre avec une telle fracture et jamais non plus je n’ai retrouvé un tel état d’esprit de parfaite maîtrise ! Cette année-là, mes adversaires me paraissaient d’une étonnante lenteur. Leurs intentions étaient claires pour moi, comme si je pouvais les voir en eux. L’année suivante, en pleine possession de mes moyens, je pensais avoir une marge encore plus importante… mais cette année-là, mes adversaires étaient devenus très rapides ! J’avais gagné une main, mais perdu « yomi », la capacité de deviner l’intention et d’anticiper.
Casser la planche mouillée
Une autre histoire de blessure m’a beaucoup fait réfléchir : j’étais à l’époque en Angleterre et une émission de télé avait invité un expert d’art martial pour casser en direct une planche. Mais l’expert ne se présenta pas à l’émission et le présentateur put ironiser sur cette prétention qui paraissait totalement irréaliste, s’amusant même à taper avec une masse sur la planche. Manque de chance, un de mes élèves a appelé pour dire qu’il connaissait celui qui pourrait casser la planche, et c’était moi. Contacté, j’ai fini par accepter, à force d’insistance, à relever le défi la semaine suivante. Seulement, quand je suis arrivé pour l’émission, j’ai découvert qu’ils avaient laissé la planche à l’extérieur toute la semaine, sous la pluie ! Gorgée d’eau, elle était devenue quasiment incassable.
Impossible de se défiler sans passer pour un charlatan… J’ai tenté de casser la planche une première fois sans y parvenir, puis je me suis dit que j’allais utiliser mon coude. J’ai frappé si fort que je me suis fait mal. En fait, c’est mon coude que j’avais cassé ! Mais il était impensable d’échouer devant tant de monde. Alors je me suis concentré de tout mon esprit, j’ai frappé à nouveau avec mon coude endolori et la planche a cassé. En moi-même je me suis étonné : comment avais-je pu réussir avec un bras blessé, quand j’avais échoué avec un bras valide ? J’ai compris qu’il y avait plusieurs niveaux d’efficacité. Au-delà des muscles, c’est l’esprit qui prend le relais. Comment développe-t-on une telle capacité ? En s’entraînant à la limite de ses possibilités, « jusqu’à la mort ».
Ten Chi Jin
Ma vision du karaté implique la notion d’harmonie et d’équilibre. Harmonie dans les gestes, entre les pieds et les mains, entre la respiration et le mouvement, entre les forces exprimées dans les techniques. Entre le Ciel (Ten) et la Terre (Chi), l’homme (Jin) doit trouver son point de gravité. L’univers fonctionne parfaitement, l’homme doit travailler pour accomplir l’harmonisation entre le Ciel et la Terre en lui-même, pour trouver son point d’équilibre. Pour comprendre le karaté, il faut comprendre l’univers. Le karatéka doit être comme le sapin (sho), immuable dans sa couleur et sa forme tout au long des saisons et des circonstances.
Pour aller vers cette harmonie et cette compréhension, on peut pratiquer la méditation par exemple, ce que je fais. Mais on peut commencer par s’entraîner beaucoup et bien respirer. C’est une dimension très profonde, la respiration. Pour comprendre, il faut s’inspirer de la nature. Voir comment les animaux grognent, rugissent dans certaines circonstances. Il y a le rire, qui est une façon spectaculaire de sortir le souffle, il y a la respiration des enfants… c’est compliqué à expliquer.
Le karaté organique
Il y a trois pouvoirs en karaté, trois formes d’efficacité. On découvre d’abord l’efficacité musculaire. Avant quarante ans, c’est le plus important. C’est la mécanique du corps, le bon placement, la bonne utilisation de nos moyens physiques, musculaires, articulaires.
Ensuite, après quarante ans, c’est le pouvoir des organes internes qui devient le plus important. Notre karaté devient organique. Le geste s’accorde à la respiration, on commence à maîtriser les manifestations viscérales de la jeunesse, le mal de ventre quand on a peur, le coeur qui bat devant une belle femme. On est capable de se calmer, de « s’auto-hypnotiser », les techniques évoluent en fonction de cette maîtrise nouvelle.
Enfin, après soixante ans, on entre dans la période où le pouvoir de l’esprit domine. La volonté est forte, le geste est directement lié à la pensée, sans que rien ne se mette entre les deux. L’action suit l’intention naturellement. C’est pourquoi le budo peut nous accompagner toute notre vie.
Tai chi, sabre… et nunchaku
En plus du karaté, je me suis beaucoup intéressé aux armes traditionnelles. J’ai aussi commencé le tai chi chuan parce que je souhaitais comprendre certains détails. À certains égards, le tai chi est à l’opposé du karaté. C’est un peu comme de passer sur une autre montagne pour regarder de loin le chemin que vous empruntiez. À cette distance, on voit mieux le chemin que quand on se trouve dessus. S’éloigner, c’est le meilleur moyen de voir l’ensemble. Si je continue, c’est que le tai chi est particulièrement intéressant car on y cherche le contrôle du mouvement par l’intention. C’est le but.
Désormais, je privilégie aussi beaucoup l’étude du sabre, parce que tout est dans la frappe et que l’on doit trouver une façon de frapper qui ne soit pas une poussée. Comme en karaté… Je pratique aussi beaucoup le nunchaku, parce qu’on ne peut pas l’arrêter ! C’est excellent pour la concentration et c’est une arme qui privilégie la maîtrise « organique ». Mais aussi j’aime enseigner aux jeunes, je reste ouvert. L’essentiel, c’est de garder sa curiosité.