J.F Tisseyere : « Pour apprendre, il faut ralentir »
Technicien hors-pair passionné à la fois par la tradition martiale, mais aussi par les enjeux spirituels dans la pratique, Jean-François Tisseyre, un chevalier du karaté, dessine pour nous avec élégance les contours de la discipline magnifique et ambitieuse dont il s’est fait l’un des gardiens.
Parlez-nous de vos débuts.
J’ai commencé à Carcassonne dans les années 1972-73 avec Jean-Michel Triay, qui animait le seul club dans mon coin à cette époque, mais où j’avais des partenaires comme Alain Le Hetet. On pourrait presque boucler la boucle ici, car Jean-Michel est encore sur le tapis avec moi au club, et c’est déjà l’essentiel. Tout est dit. Par la suite, j’ai travaillé avec Michel Romeu au Budokan de Toulouse, il y a eu la rencontre avec Pierre Pinard, et puis la révélation Francis Didier à Montpellier qui fut un formidable accélérateur pour toute une génération à cette époque. Il était dans une logique de redécouverte personnelle de l’esprit traditionnel, avec un côté « anthropologue » qui était fascinant, mais tout passait par l’entraînement, et ce n’était pas facile !
Pourquoi le karaté ?
L’atmosphère de l’époque était extraordinaire. Nous avions une ambition très haute, avec une fascination orientale qui dominait. Le karaté pour nous, c’était d’abord de l’émotion, une émotion qui ne m’a pas quitté depuis. Cette émotion est toujours essentielle d’ailleurs. On aime bien savoir à quoi « servent » les choses, à quoi sert un kata par exemple. Mais le kata, ça déclenche quelque chose. Cela doit faire vibrer. D’ailleurs, le kata ne rend que ce qu’on lui donne. Il faut habiter la forme. C’est à nous de nous mettre en vibration, comme un bon tambour de taiko, et la vibration, c’est le kihon. Je pense souvent au ju-no-kata d’une Japonaise mariée en France, Madame Miwako Le Bihan, qu’elle démontre sur le kagami biraki des judokas. La première fois que je l’ai vu, ça m’a laissé une impression très profonde. À ce niveau, il n’y a plus de critère de jugement. Tu es juste pris, tu pleures en quelques secondes devant la beauté, la dignité, la puissance d’expression. Le « haka » des rugbymen néo-zélandais, c’est la même chose. Tu fais vibrer le passé – le kamiza – le futur – la trace que tu laisses – et tu restitues au présent toute son importance… Mais bien sûr, nous étions jeunes, c’était nouveau, et nous voulions surtout être « balèzes ». Il y avait le judo, la boxe française, et nous arrivions avec des prétentions et l’envie d’aller au bout de l’aventure. À cette période, quand tu t’entraînais dans certains clubs, tu avais la trouille au ventre !
Qu’avez-vous appris de fondamental dans ces années-là ?
Les bases. C’était l’esprit de notre travail. Nous répétions les fondamentaux, les déplacements, les gestes, jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose. On dit souvent qu’il faut du mental, mais le mental, c’est le plein. Nous cherchions à faire le vide en refaisant sans cesse. Ce que j’ai appris de cette époque, c’est que tu ne te construis que dans la base. Et que la base est la seule chose que l’on peut transmettre. J’ai retenu que le karaté est une discipline classique, comme la danse ou la musique. Dans cet univers-là, et c’est universel, on construit par la répétition des bases extrêmement solides, et puis voilà. Il faut s’occuper des racines. Plus elles sont profondes, plus elles vont t’élever. Pour bien apprendre, il faut ralentir ! C’est vrai, c’est rigoureux, mais les choses importantes ne se font pas que dans le divertissement. Il y a là une façon de cultiver l’austère qui finit par donner beaucoup de force. Les racines descendent profond et c’est dans la profondeur qu’on bâtit les structures solides. Quand on parle d’interne, pour moi, c’est dans ce processus, qui part du corps, de l’esprit vide et de la répétition qu’il se passe quelque chose. On apprend ce qui compte par le corps.
Vous parlez d’ambition haute, de discipline classique, mais que représente le karaté pour vous ?
« La vérité s’exprime quand le fond remonte à la surface », dit Victor Hugo. Le karaté s’occupe du fond. Il nous renvoie à ce qu’il y a d’authentique dans le monde et en nous. Il nous renvoie aussi au collectif, dont on a besoin. C’est l’inverse de se payer des mots ou de rêver les choses. Pour nous, le karaté, c’est d’abord de l’entraînement. C’est quand on ne s’entraîne plus que les problèmes arrivent. Désordres psychiques et physiques… le cerveau reprend son activité négative, le corps se défait. C’est d’abord ça le karaté, le socle enfoui comme une fondation de notre meilleure vie possible. On dit que c’est un art de combat. Sans aucun doute. Mais considérer que notre but est la victoire sur des ennemis extérieurs est bien naïf. En tout cas, ce n’est pas suffisant. Pratiquer, c’est se confronter à un problème : nous-même. Le kata nous propose dit-on des adversaires virtuels. Surtout, il nous renvoie à nos propres adversaires, nos propres « tengus ». C’est ce que fait le maître aussi. C’est ce que font les bases. L’aliénation suprême, c’est la peur. Et la liberté, ce n’est pas de pouvoir faire tout ce qu’on veut, mais c’est de ne plus avoir peur. Peur de quoi ? Peur de perdre, de recommencer, de ne plus pouvoir recommencer, peur de soi, des autres… Le karaté peut nous aider face à cet obstacle fondamental. On y rencontre des hommes avancés sur la voie de l’accomplissement, au moins celle de l’expérience et c’est inspirant, comme l’est la pratique elle-même. Le karaté, c’est un lieu commun, se situe à l’équilibre du Shin-Gi-Tai. C’est l’art de la « main vide »… On peut tout faire avec cette proposition. La main est libre. Elle peut frapper, soigner, peindre, jouer… Mais il faudrait développer davantage.
Alors qu’entendez-vous personnellement par Shin-Gi-Tai ?
Comme tous les pratiquants je pense. Tai, c’est le corps. Les compétiteurs, par exemple, sont des machines de guerre dans ce domaine. Mais si on compte trop dessus, la technique s’exprime mal et le corps s’abîme. Gi, la technique, ne s’exprime que si elle est activée par le souffle, par l’énergie, par le rythme. Il faut aller chercher du côté de Shin pour trouver ce souffle. Shin, c’est ce qui fait que nous ne sommes pas des mécanismes, de simples bagnoles. Tout ce qui n’est pas rationnel, et qui nous anime. Mais revenons aux bases, pour mieux comprendre où se situe le karaté. Les bases sont les racines, l’enracinement, la terre. C’est ce qui te relie à elle. C’est l’aplomb, les appuis, l’assiette comme on dit en équitation. C’est la puissance du bassin, qui est à la base de tous les mouvements puissants et techniques, ceux du sauteur, du coureur, du danseur. Le fameux Nijinski, un danseur, était réputé faire des sauts extraordinaires, et il le devait à la puissance de son bassin. D’ailleurs, le chorégraphe Maurice Béjart, un passionné d’arts martiaux, faisait faire du kendo à sa compagnie de danse, car il avait découvert ce point fondamental, et pensait qu’en perdant l’habitude du travail classique – on y revient toujours – les danseurs perdaient un peu de « bassin ». Le bassin fait partie de l’enracinement. Bouger les hanches seules, c’est du twist. Le bas commande le haut, et non l’inverse. Quand on est tiré vers le haut, on se met à durcir les épaules, à faire des grimaces, à revenir dans l’ego. On devient fragile et faible. Les techniques bien faites, à commencer par couper du bois, ou faire le foin, ou travailler la terre, partent des appuis. Ensuite, il y a la complémentarité du feu et de l’eau. La chaleur du corps, la vitesse explosive, la ligne droite, maillées à la fluidité du geste, à l’énergie de la vague, du flux et du reflux qui génèrent une puissance inarrêtable, à la « rondeur » qu’on obtient en vieillissant. Enfin le ciel. L’air, celui que nous inspirons, l’énergie invisible du souffle, du rythme, l’esprit qui plane au-dessus. Terre-feu-eau-ciel… on va croire que je suis un illuminé féru de taoïsme ou d’alchimie ! Ce n’est pas le cas. Je ne lis pas de livres ésotériques, mais le karaté m’inspire ces images et comme le savent ceux qui me suivent, j’aime les métaphores. Mais la seule description qui vaille, qui parle plus que les mots, c’est celle d’un bon exemple.
Diriez-vous que vous êtes sur le chemin de la sagesse ?
Je ne dirai jamais un truc pareil ! La sagesse, ce n’est pas mon sujet. Intuitivement, je trouve ça un peu triste. J’ai l’impression qu’il s’agit de se coucher par terre et de ne plus rien faire ! Ou alors une sagesse qui s’équilibre de sa part de folie, et vice versa. Je suis dans ce monde-là et je ne me pose pas tellement la question. Ce qui compte pour moi, c’est d’avancer dans l’exploration du karaté, un travail que je fais en stage avec Didier Lupo, ce qui est épuisant, mais très précieux. Chaque année, mon karaté change. On ne refait jamais le même geste et, désormais, j’ai l’impression de ne jamais refaire le même karaté. Où ce chemin me mène-t-il ? Je n’en sais rien. Mais c’est le sens de l’idéogramme « Do » : un homme qui marche. Ma vie, aujourd’hui, c’est limiter les conflits au maximum, la campagne et les activités qu’elle procure – tu n’as pas besoin d’entretien physique avec ça – le cheval, cet animal si sensible qu’il m’a obligé à progresser dans ma relation aux autres, dans l’approche sensible, par l’attitude, la voix, le geste. La voix est aussi une vibration, une méditation. Dans les basses fréquences, elle exprime ton calme intérieur, comme la lenteur du geste.
Quant aux projets, j’en ai encore ! Par exemple je rêve d’un dojo de campagne avec des balades à cheval. Ce serait parfait non ?
Photos Denis Boulanger / FFKaraté