Éric Bauer « Une compréhension plus profonde »
Fort de l’héritage de plusieurs maîtres vietnamiens rencontrés au cours de ses nombreux voyages, Éric Bauer, huitième dan et expert fédéral de soixante-quatre ans porte un savoir unique, qu’il s’efforce de transmettre à travers son enseignement des arts martiaux vietnamiens.
Comment avez-vous fait la rencontre des arts martiaux vietnamiens ?
J’ai d’abord longtemps pratiqué le judo et l’aïkido. J’étais inscrit dans un petit club à côté d’Eaubonne, dans le Val d’Oise. J’ai déménagé à Paris pour mes études et, en 1975, j’ai assisté à la première Nuit des Arts Martiaux. Mon père, qui travaillait au journal L’Équipe, nous avait eu des places. C’est là que j’ai découvert les arts martiaux vietnamiens et ce fut comme une révélation. Quelque chose m’a attiré, notamment dans les tenues. Je les ai trouvés impressionnants et majestueux ces pratiquants tout en noir. À ce moment-là, j’étais étudiant à l’ECE, une école d’ingénierie numérique. Il y avait des cours à quelques rues de l’école. J’ai donc commencé à Porte Saint-Martin, puis à l’École du Dragon Vert à Pigalle. Et cette dernière école ne m’a pas quitté jusqu’à aujourd’hui. Je me suis passionné pour la discipline mais aussi pour sa culture. J’ai commencé à apprendre le vietnamien, parce que ma copine de l’époque en était originaire. Petit à petit a germé en moi l’idée de me rendre au Vietnam. Et j’ai concrétisé ce projet en 1987. Je ne le sais pas encore à ce moment-là, mais ce voyage va conditionner tout le reste de ma vie…
Racontez-nous ce premier voyage au Vietnam…
Le contexte était très particulier. Le pays était en pleine période de transition économique et politique. Il commençait à s’ouvrir, mais il était encore dirigé par le Parti communiste vietnamien. Avant même de partir, ça a été compliqué au niveau de l’ambassade. Pour me rendre à Ho Chi Minh, ex-Saigon, j’ai dû voler jusqu’à Bangkok puis me débrouiller. Personne ne visitait le Vietnam. J’étais le seul Français, le seul occidental même. En tant que blond aux yeux bleus, je ne passais pas inaperçu. Sur place, il y avait un couvre-feu, j’étais très surveillé, je vivais dans de petits espaces, les volets toujours fermés. Les entraînements avaient lieu à huis clos, sous un climat très aride. Dès le premier jour, j’ai pensé à repartir. Mais je ne pouvais pas, j’étais là pour deux mois. Grâce à l’oncle de ma copine qui était sur place, j’ai pu passer mes lettres de recommandation aux maîtres que je voulais rencontrer. C’est grâce à ce point de contact que j’ai pu rentrer dans la discipline traditionnelle, et revenir ensuite chaque année pour un à deux mois.
À quoi ressemblait votre apprentissage ?
L’exigence était très différente par rapport à la France. Je pensais arriver avec de bonnes bases, mais je me suis rapidement rendu compte que je devais annuler mes automatismes et tout recommencer à zéro. Je n’avais pas le droit de suivre des cours de groupe. J’ai donc pu avoir des sortes de cours particuliers. J’ai pu accéder à une pratique véritablement authentique, très cérémoniale. Mes professeurs n’avaient pas pour objectif de m’inculquer un panel d’exercices. Ils voulaient que je sois juste et précis, parce que j’étais un passeur. La barrière de la langue a presque été une chance. Elle a engendré un échange différent, une compréhension par le geste et par le corps, beaucoup d’observation et de la correction par le toucher. J’ai gagné leur respect au fur et à mesure des années, quand ils ont vu que j’étais toujours là. On me présentait de nouveaux maîtres et j’apprenais toujours plus. C’était un bonheur total, exactement ce que j’étais venu chercher.
Pourtant, dix ans après votre premier voyage au Vietnam, quelque chose a bouleversé votre parcours…
Lors d’une de mes visites en 1997, je me rends chez mon maître. J’avais beaucoup travaillé, donc je lui montre mes exercices avec fierté, puis il me prend les mains, et me dit : « Non, ce n’est pas juste. À l’année prochaine. » C’était la première fois qu’on me fermait la porte, et ça s’est répété à plusieurs reprises. Je ne comprenais pas ce qu’il me manquait alors que je redoublais d’efforts, alors que je cochais toutes les cases du bon pratiquant. Mais ce n’était pas le corps, c’était l’esprit, la notion d’éveil de l’homme. Les maîtres attendaient de moi une compréhension plus profonde, qui allait au-delà des mots, que j’ai réussi à atteindre. Plusieurs années après, je suis retourné voir mon maître, que je connaissais depuis des années. Il m’a à nouveau pris les mains, et m’a dit : « Tu as compris. Aujourd’hui, c’est la première fois que nous nous rencontrons et se dépose la graine dans ton corps. » Il est décédé seulement quelque temps après.
En quoi cette expérience du Vietnam a-t-elle influencé votre enseignement ?
En rentrant en France, j’avais ouvert les yeux et mon enseignement avait changé. Il était devenu plus authentique. Je suis partisan d’une école de rigueur, d’une école de la vérité. Je suis parfois sec dans mon ton, dans mes mots. Pour autant, je suis passionné et heureux de transmettre en tant qu’expert fédéral et professeur au club de Noi Gia Dao France à Garches. Et quelque chose de fort se passe humainement avec mes élèves, qui n’a rien à voir avec la pratique du corps. Et il n’y a pas de cours, pas de méthode pour ça. Cette relation humaine se fait par un sourire, par une attention à l’autre qui apporte une proximité et qui éveille. J’essaie de montrer aussi qu’il faut prendre le temps. Je veux que mes élèves comprennent la nécessité d’une introspection, d’une réflexion personnelle, qui va permettre à chacun de se révéler à travers les arts martiaux. J’œuvre aussi pour l’ouverture et l’union, tout comme mon ami d’enfance Jacques Charprenet. C’est un long chemin, mais il faut rassembler et donner une voie aux nouveaux élèves, aux nouveaux professeurs qui forment une nouvelle ère des AMV. À mon âge, je vois ça d’un très bon œil et j’en suis heureux.
Cet entretien est à retrouver dans le dernier numéro (OKM#15) de votre magazine digital Officiel Karaté Magazine