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Dominique Valéra « Je n’ai jamais quitté le karaté »

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Il fut le premier grand fauve du karaté, sa légende. Il en est désormais l’un de ses grands aînés, l’un des plus prestigieux en aura et en grade, lui qui vient de se voir décerner le 10e dan. Dominique Valéra évoque ici le karaté et la vie à cœur ouvert, avec la passion intacte et la fougue qui l’a toujours porté. La sagesse en plus.

Hiver 54
Cette histoire a commencé très simplement. Je suis né dans une cabane de jardin, construite par mon père, réfugié espagnol, sur les rives du Rhône, à côté de l’usine d’incinération de déchets de Gerland, proche du stade de football de l’OL. À sept ans, je détestais les gens. Je pensais que le monde était contre nous. Lors de l’hiver 1954, l’un des plus rigoureux du siècle, il y a eu un mètre dix d’eau chez nous, amenée par l’inondation du fleuve et le débordement des égouts. Je me souviens de cette eau infecte et du froid comme si c’était hier. L’abbé Pierre nous a fait reloger dans un camp d’immigration. Je n’avais rien, pas même de chaussures. J’allais à l’école avec de vieilles pantoufles qu’avait portées mon frère aîné, et j’étais le troisième ! C’est la directrice d’école à Gerland, rue des Culattes, qui s’en était avisée. Trois jours après, j’avais des galoches en bois. J’étais super content, mais c’était lourd comme un carcan autour du pied. C’est aussi l’année où ils m’ont fait commencer le judo. J’en ai fait jusqu’à mes treize ans et cela m’a fait un bien énorme.

Trop méchant
Ma mère s’inquiétait. Elle disait souvent : « il est trop méchant ! ». Je me battais. Je vivais dans une forme de rage et de peur qui ne me quittait pas. Il n’y avait pas de pain au chocolat pour moi, ma mère m’envoyait à l’école avec une sardine froide sur du pain. Le pain au chocolat, je le récupérais en débarrassant les plus faibles de leurs persécuteurs. C’était mon paiement. Le judo m’a sorti de ce brouillard. Pour la première fois, j’ai pu me battre sans penser à faire mal, en respectant celui avec lequel je me roulais au sol. J’ai commencé à substituer les gestes de violence par autre chose, comprendre la relation de respect. Mais je voulais faire de la boxe, j’avais trop de violence à sortir. Ma mère ne voulait pas du tout, j’allais sûrement mal tourner. Le curé qui m’apprenait le catéchisme pensait au contraire que cela pouvait me faire du bien, et il avait raison. C’est l’habit blanc du karaté qui l’a convaincue.

Ce qui sort de l’ordinaire
Jean Perrin et François Sanchez dans le club « Renaissance du 8e » ont vite compris à qui ils avaient affaire et ont su adapter leur façon de faire. Je ne suis pas un bon karatéka, je suis un bon combattant, et ça a commencé là. Je savais naturellement lever la jambe et je mémorisais très bien les mouvements. Je répétais, mais par obligation. Pour les katas, c’était pareil. Kankudai, il m’a fallu quatre ou cinq séances. Les autres regardaient de mon côté quand ils étaient perdus. Mais cela m’ennuyait et je commençais à ne plus avoir envie de venir. Ce qui m’intéressait, c’est ce qui sortait de l’ordinaire. Répéter des formes, cela m’horripilait. Je n’aimais pas la codification, même si je suis amateur des compétitions de kata, démonstrations d’équilibre, de maîtrise. Moi, j’aimais l’imprévu, le réflexe. Très vite, mes professeurs m’ont envoyé au cours des adultes pour les combats dans lesquels je me sentais bien, parce que j’avais l’impression d’apprendre à chaque fois. Le combat, c’est si intéressant ! Cela change tout le temps en fonction des adversaires que l’on affronte. J’aimais trouver des mouvements. On me parle encore de mon balayage et beaucoup pensent que cela vient de mon expérience de judoka, mais je faisais ippon-seoi à gauche, o-soto-gari à droite, pas de balayage. Au karaté, je percevais tout de même le manque de stabilité des adversaires. Un jour, j’ai vu une démonstration d’Alain Ginetti, champion d’Europe de patinage artistique, dans laquelle il faisait des rotations sur lui-même avec la jambe tendue. Je me suis dit : « si je fais ça quand les mecs lèvent le genou, ils vont monter à un mètre cinquante ». Ça n’a pas manqué.

«Au cours des adultes, je me sentais bien, parce que j’avais l’impression d’apprendre à chaque fois. »

Les Parisiens
Les gars de Paris que je voyais, s’entraînaient avec l’idée de devenir des guerriers. Moi, c’était mon naturel. J’étais un taureau que l’on avait cherché à canaliser. Je ressens les choses, je ne les pense pas. Ces Parisiens étaient en avance sur nous, sur le plan technique, ils avaient tellement travaillé. Ils avaient la chance d’avoir des Japonais, comme Yoshinao Nanbu, qui était jeune, excellent combattant. Nanbu nous a amené des choses différentes, son mae-geri en boulet de canon, le gyaku en attaque et en contre, à couper le souffle. On a vécu des choses extraordinaires avec lui. Il a été inventif, il nous a débridés. On était dans des carcans, moi moins que les techniciens, mais je faisais quand même toujours la même chose. Il nous a fait sortir du linéaire par exemple, arriver au but en se décalant. On a appris avec lui. C’était ça que nous voulions voir, pas les vieux qui faisaient les démos avec les jambes flageolantes. On me disait à l’époque : « ils ont soixante-seize ans ». Mais moi qui ai désormais soixante-seize ans, je n’ai pas les jambes qui flanchent ! Cela dit… je ne fais plus de démo car je ne suis plus « démonstratif ». J’ai vu des gens qui m’ont fait rêver quand j’étais jeune et j’en ai fait rêver d’autres. Maintenant ça passe par le langage, j’essaie de corriger, de donner à réfléchir et c’est bien.

Des frères
Il y avait Patrick Baroux, Jean-Pierre Lavorato, mon frère martial, et Francis Didier qui était un petit jeune à l’époque, qui avait seize ans quand nous en avions dix-neuf, notre petit frère turbulent qui faisait des blagues et oubliait son visa. Avec Jean-Pierre, nous avons toujours été très liés. En kimono, on voulait se surpasser, être moteur du groupe. On ne fait pas le même karaté, mais on se connaît parfaitement et, s’il y a quelqu’un avec lequel je pourrais partir à la guerre, c’est lui. Je n’aime pas ceux qui font passer un message sur ce qu’ils ne pratiquent pas sur le plan technique, comme moral, et lui, ce n’est pas le cas. Quand il dit « en avant », il y est déjà. Francis, c’est un parcours incroyable. Je me souviens du technicien qu’il était, un fougueux qu’il fallait parfois retenir. C’est devenu un constructeur, un Bouygues. J’ai un énorme respect pour ce qu’il a accompli sur le plan personnel. Avec lui, on a d’abord été les sempai, comme il dit, mais il est devenu très attentif, très attentionné avec nous. J’ai été malade une fois au Kurdistan. Un entraînement dans la montagne avec baignade, et j’ai choppé des amibes parce que les troupeaux pissaient là-dedans. Retour d’urgence, je me suis retrouvé dans un hôpital où il y avait marqué « Cancer du sang » sur les panneaux. Il s’est occupé de tout pour faire venir ma femme.

Le voyage
Quand j’ai passé ma ceinture noire en 1964, nous avons évoqué, avec les copains, un séjour au Japon. En 1965, c’était décidé : « l’été prochain, on part ! ». Nous avons pris la décision de faire des économies, fait en sorte d’avoir les visas et les autorisations pour aller au Japon, je venais de passer mon permis de conduire aussi à tout juste 18 ans car c’est moi qui devais conduire… On a acheté une traction de 1940 bien entretenue, deux sièges avant et trois couchettes derrière, les valises sur le toit. On est parti dans l’ambiance de la guerre froide, avec des chars en Tchécoslovaquie, en Russie… Ils nous emmerdaient à chaque frontière. Ils voulaient des dollars ! On a perdu une roue en route, la voiture a pris feu à Moscou. Le voyage a duré encore une semaine. On a retrouvé Sétrouk et Nanbu là-bas. Notre hôtel était modeste, mais Lavorato et sa mèche, moi et ma sale gueule, on se déclarait dans des hôtels plus chers où les autres venaient nous rejoindre discrètement. On a vécu chez la mère et la grand-mère de Nanbu, des femmes hyper-joyeuses. Tous les soirs, elles mettaient des fruits pour Bouddha et on les mangeait en disant qu’il avait déjà du bide. Elles remettaient des fruits pour nous et nous promenaient partout. On était là pour voir des gens extraordinaires mais, sur le tapis, c’était un peu la guéguerre. Il a fallu s’imposer. On se révoltait sans arrêt ! Ils faisaient des paris entre eux. Nous étions cinq contre cinquante. Les moins forts se faisaient fracasser, on les vengeait. Sur les balayages, je ne me suis pas retenu. Ça faisait du bruit sur les parquets ! J’avais dix-neuf ans… Petit à petit, on a fini par se faire accepter. Rien que le voyage, ça les impressionnait.

« La piqûre que j’ai eue enfant, j’aimerais la donner aux autres. Empêcher les jeunes de faire des conneries. Quand tu n’as rien, absolument rien, il y a quand même quelque chose à faire. »

Partir, revenir
Le karaté m’a canalisé, mais aussi un peu déçu. Les mondiaux de Long Beach en 1973 et cette altercation avec un arbitre, ce n’était pas la bonne façon, mais je n’aurais sans doute pas continué en karaté et ça a été une délivrance de me libérer de ce carcan des arbitres trop subjectifs ou malhonnêtes. Le full m’a ramené à la vérité. En fait, ce n’est pas le karaté qui m’a mis dehors, ce sont les gens, leurs règles. Et moi, je ne l’ai pas quitté dans mes tripes ni dans mon cœur. Et si je n’étais plus dans la maison karaté, j’ai toujours pris ma licence. Je les ai toutes sorties un jour que Jacques Delcourt m’accusait de désertion. Il a suffi que la maison m’ouvre à nouveau les portes pour que je rentre chez moi. Francis Didier m’a dit : « tu avais treize ans quand tu as débuté, il est temps de revenir ». Quand j’ai commencé à tous les faire travailler sur des sacs et des paos, ils ont compris que ce n’était pas facile ! Et mon retour permet aux milliers de personnes qui avaient la même intuition que moi d’adhérer aussi. Il n’y a pas le karaté « tradi » et autre chose. Il y a le karaté.

10e dan
Je n’ai pas grand-chose à en dire. Je suis 9e dan depuis 2008, alors c’est mieux qu’à titre posthume ! J’ai eu des félicitations de partout, certains ne m’avaient pas recontacté depuis trois ans avant ça. En fait, il n’y a rien de changé. Pendant tout ce temps, j’ai juste compris qu’il faut faire avec, et pas contre l’autre. Même l’adversaire est la solution du problème qu’il te pose. Face à face, il y en a un qui gagne, côte à côte, la progression n’a pas de fin. J’ai plus de patience, plus de métier. Maintenant, j’ai les mots que je n’avais pas avant. Il m’a fallu du temps pour discerner les aides. Le curé, l’abbé Pierre, la directrice d’école, ou Patrice Barroux qui me disait : « j’aime beaucoup ta façon de combattre », et me glissait un conseil sans avoir l’air d’y toucher. Le karaté m’a permis de faire sortir cette fièvre, de faire sortir le mal que m’a mère sentait en moi. Ma façon de plaisanter tout le temps, c’est peut-être une façon de parler de ça sans dramatiser, une façon de m’en servir, sans vivre avec. La piqûre que j’ai eue enfant, j’aimerais la donner aux autres. Empêcher les jeunes de faire des conneries. Quand tu n’as rien, absolument rien, il y a quand même quelque chose à faire, mais tu ne peux pas le faire tout seul. C’est la passion qui m’a fait avancer et les bons conseils qui me faisaient grandir. Mais il faut des structures. L’absence de contact extérieur et les terrains vagues, c’est très dangereux.

Trois piliers
Vivant, oui, légende, non ! Je suis bien trop humain pour ça. Je n’ai qu’un seul conseil. Trouvez un bon professeur. Est-ce qu’il s’occupe de tout le monde ? S’il prend du temps pour le gamin qui ne comprend rien, c’est bon signe. S’occuper du mec fragile, du plus faible, de celui qui doit essayer de rattraper les autres, c’est le rôle du professeur. Le dojo, c’est comme la continuité de la famille, c’est important de le faire comprendre aux jeunes. Il y a trois piliers : la famille, l’école, le sport. S’il en manque un, l’enfant bascule. S’il en perd deux, il sombre. Ça a été le socle de ma vie. Tout le monde ne fait pas de sport et, pour moi, c’est une erreur. C’est la base, avant même la musique, le théâtre ou l’astronomie. « Bien dans sa peau, bien dans sa tête. » Le club peut être aussi un substitut aux familles manquantes. Le groupe, c’est la matrice de notre évolution positive. Partage, attention à l’autre… Respectons-nous le plus possible. La haine commence par les mots, le manque d’égards pour les autres. Un sens au dixième dan ? Peut-être alors cette mise en lumière qui m’oblige à formuler, à trouver les mots, à dire les choses que j’avais en moi.

Propos recueillis par Emmanuel Charlot / Sen No Sen
Photo Denis Boulanger / FFKaraté

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