
Dan Schwarz – « Il faut toujours être curieux »
Entre un nom qui évoque une couleur pour le moins symbolique dans le monde des arts martiaux, et un prénom qui renvoie directement à l’un de leurs piliers fondamentaux, il n’y a qu’un pas à franchir pour croire que le destin de Dan Schwarz était tout tracé. Un Bruce Lee à la française, récemment promu neuvième dan, qui a encore beaucoup à donner pour les arts martiaux chinois.
Au commencement était un petit garçon qui marche dans les traces de son père, sans parvenir pour autant à trouver sa propre voie…
C’est effectivement ainsi que mon parcours martial débute, à l’âge de six ans, dans un petit club de judo du deuxième arrondissement de Paris, à côté des Halles. Fils de l’un des tout premiers ceintures noires de Mikinosuke Kawaishi, Japonais qui amena le judo en France dans les années 1930, je ne m’épanouis cependant pas dans cette discipline et je bifurque un peu plus tard vers la boxe anglaise, pour trois années qui me font prendre conscience que je suis un combattant. La finalité est de rapidement monter sur le ring, mais mon petit gabarit ne me permet pas de gravir les échelons. C’est ainsi que je passe au karaté, à suivre l’enseignement de Maître Hoang Nam qui, conscient de mes aptitudes au combat, m’inscrit très vite sur une compétition où, encore ceinture jaune, je me retrouve face à une ceinture noire. Rien que son kiai me fait peur mais, lorsqu’il m’attaque, mon instinct de boxeur prend le dessus : pas de côté, crochet, bim, bam boum… mais disqualification à la clé ! Toujours pas satisfait, je repars à l’entraînement. Jusqu’à ce footing matinal dans le bois de Vincennes…
Que se passe-t-il ce jour-là ?
Habitué au shadow boxing lors de mes années de boxe anglaise, je profite de mes courses à pied pour exécuter mes katas. Sur l’un d’eux, j’aperçois un Asiatique s’adosser contre un arbre pour m’observer. Plus il me regarde, plus j’ai envie de mettre de la force, de la puissance et de la vitesse dans mes mouvements. Quand il s’approche pour me demander ce que je pratique, ma première réaction est de croire qu’il me prend pour un imbécile car, interprétant ses origines avec ma vision des choses de l’époque, je suis persuadé qu’il connaît les arts martiaux, et donc le karaté ! Il m’assure que non, avant de m’offrir une démonstration de coups de pied et d’enchaînements qui m’a impressionné, je dirais même subjugué. Quelques dimanches matin passés ensemble plus tard, je trouve mon père pour lui annoncer que je veux me rendre en Chine pour apprendre le kung fu. Je fais une demande de visa en expliquant ma démarche, et je reçois une lettre sur papier bible, transpercé par les tampons de l’administration – nous sommes en pleine époque Mao Tsé-Toung, qui m’annonce que ce n’est pas possible, pour la simple et bonne raison que le kung fu n’existe pas en Chine. J’avertis mon nouvel ami chinois qui, grâce à un oncle installé à Hong-Kong, territoire anglais à l’époque, m’organise tout de même mon voyage. J’ai dix-sept ans quand je débarque à Kowloon en 1964, avec un hôtel et un club qui ne m’acceptent que parce que je suis en quelque sorte sous la protection de cet homme. Voilà comment je me retrouve dans l’école de Yip Man, mondialement connu aujourd’hui pour avoir été le maître de Bruce Lee quelques années plus tôt. Vu son âge avancé, je m’entraîne davantage avec son fils Yip Chun, qui m’éveille au wing chun, style de combat à courte distance inconnu en France quand je le ramène dans mes bagages.

Avec quelle ambition ?
Simplement celle de faire connaître le kung fu au plus grand nombre. Tout était bon pour assurer sa promotion, facilitée par l’engouement naissant autour des films de Bruce Lee : démonstrations, stages, formations, articles dans la plupart des magazines de l’époque, vidéos, mais aussi de nombreuses scènes de combat pour le cinéma – j’ai fait une petite centaine de films quand même ! – ou encore des livres, des bandes dessinées que je dessinais moi-même (à son retour en France, il fréquente pendant trois années les Beaux-Arts, après avoir obtenu une licence de droit, NDLR). Tout en n’oubliant surtout pas de continuer à me former ! Chang quan, plus axé sur le pied-poing, tang lang (« la boxe de la mante religieuse », NDLR), et puis les armes aussi, bâton, sabre… Mes voyages successifs m’ont permis de toucher à toute la panoplie des arts martiaux chinois qui, au milieu des années 1970, ont franchi un cap en organisant leurs premiers championnats du monde à Taïwan. Pour la petite histoire, je fus le premier européen à y prendre part, lors de la deuxième édition qui s’est tenue en 1978, avec le trophée du meilleur combattant styliste à la clé. Avec mes élèves, nous y sommes retournés cinq ans plus tard, et nous sommes devenus vice champions du monde par équipes, derrière les Chinois qui étaient tout bonnement intouchables. La preuve était évidente que nous étions dans le vrai.
Comment s’est passé le développement de la pratique en France ?
Bâti en fédération autonome au départ, notre groupe a ensuite navigué au gré des délégations, plus ou moins pris en considération. Moi qui connaissais le président Francis Didier, à l’époque directeur technique national, le rapprochement fut naturel, et je savais pouvoir compter sur une structure fiable, sérieuse et dynamique pour dynamiser le kung fu wushu sous toutes ses formes en France. Grâce à la FFK, nous pouvons bénéficier d’une expertise pour tout ce qui touche aux formations, aux grades, à l’organisation de compétitions, de stages et autres rencontres, un cadre idéal qui nous permet de grandir sans avoir à renier nos origines. Ce trait d’union entre tradition et modernité est fondamental. Sans vouloir plagier Napoléon (sourire), ce sont tout de même quinze siècles qui nous contemplent lorsque nous parlons de kung fu, d’abord enseigné dans les villages, transmis de génération en génération dans les familles. Notre pratique s’est nourrie de mythes et de légendes, cela fait partie de notre héritage, mais il faut savoir évoluer, sous peine de se scléroser. Le temple Shaolin, à peine connu il y a quarante ans – j’ai un souvenir précieux d’un taolu effectué seul au monde dans cette salle où les pavés usés se souviennent encore des enchaînements répétés inlassablement par les moines, est par exemple visité par des millions de personnes aujourd’hui, il a lui aussi évolué avec son temps. L’enjeu véritable, de nos jours, c’est de n’oublier personne au bord de la route, mais bien de rassembler toutes les forces vives du kung fu, cet art martial qui renferme une multitude de styles, et de faire fructifier cette diversité qui est notre première richesse. Nous sommes peut-être différents dans l’approche, mais pas dans le but. Comme il n’existe pas qu’une seule façon de gravir l’Everest, les alpinistes les plus méritants étant simplement ceux qui arrivent au sommet, qu’ils soient passés par la face nord ou la face sud. Pour nous, c’est exactement la même chose.

Qu’ont à défendre les arts martiaux chinois aujourd’hui ? Que peuvent-ils apporter aux nouvelles générations, confrontées à une offre incroyable de pratiques martiales et sportives ?
Nous avons tout pour plaire ! Nos différents styles font appel au corps et à l’esprit, avec une approche à la fois technique et philosophique, et nous invitent à nous intéresser au taoïsme, au ying et au yang, à réfléchir sur notre pratique. Contrairement aux sports de combat à la mode où le but est de détruire l’autre, notre art martial offre la possibilité de gagner en assurance et de grandir de manière personnelle, en fonction de ses propres aspirations, en proposant une progression continuelle qui ne s’arrête jamais entre le sanda, le sanshou, le taï-chi, le qi gong… L’envie de contact, de techniques fortes et rapides, souvent motrice au départ, peut faire place à davantage de réflexion, autour du mouvement et de la respiration, avant d’évoluer vers des styles qui vous aident à retarder les problèmes de la vieillesse. Nous avons cette chance de pouvoir apprendre sans cesse, à la seule condition de toujours rester curieux pour s’ouvrir à toutes ces possibilités qui s’offrent à nous.
Vous qui venez d’obtenir votre neuvième dan, apprenez-vous encore ?
On m’a souvent demandé pourquoi je pratiquais encore lors des stages que je mettais sur pied, notamment en Chine. Ce à quoi je répondais que j’ai toujours besoin d’apprendre, d’avoir le regard de l’autre pour progresser. Là-bas, ce sont des experts, des maîtres, à même de vous délivrer ce petit détail qui va encore affiner votre compréhension. Car on ne sait jamais tout. J’apprends également beaucoup de mes élèves. Une question à laquelle je n’avais pas réfléchi, une gestuelle que je n’avais jamais envisagée, tout est prétexte à s’améliorer, à enrichir cette passion qui me nourrit depuis plus de soixante ans, et que je cherche sans cesse à transmettre pour que d’autres puissent la relayer à leur tour. Vous savez, je ne suis en définitive qu’un chaînon. Et un chaînon seul, ça ne sert à rien. C’est pourquoi il sera toujours pertinent de se rassembler, de s’unir, d’amener ses idées pour former une chaîne qui fera vivre les arts martiaux chinois le plus longtemps possible.