
Bob Breen, paroles d’une légende
Intervenu dans la discrétion lors d’un séminaire des AMSEA début décembre, Bob Breen est une pointure des arts martiaux. Karatéka rugueux dans les années 1970, il est devenu un expert en kali eskrima et en défense rapprochée, au couteau notamment, amenant le Jeet Kune Do en Grande Bretagne avec Dan Inosanto lui-même, un partenaire d’exception devenu un ami. Bob Breen ? Un homme qui aura croisé le chemin des plus grands depuis cinquante ans.
Karatéka avant tout
J’ai commencé le karaté en 1966-1967, après avoir suivi un camarade de classe jusqu’au dojo d’un certain Tatsuo Suzuki. « Le » Tatsuo Suzuki en fait, élève direct du fondateur du wado-ryu, Hironori Otsuka. À l’époque 7e dan, il enseignait au YMCA de Londres depuis 1965 après plusieurs expériences en Europe et aux États-Unis. J’avais beaucoup d’énergie et déjà quelques bagarres à mon actif avec des boxeurs… J’avais beaucoup de courage en moi, j’étais sans peur, mais je ne les avais pas battus. J’avais besoin de quelque chose, de technique en fait. Un soir où Tatsuo s’entraînait tout seul sur un kata, c’est comme si quelqu’un avait allumé une lumière devant moi. Wow, la révélation ! Je me souviens m’être dit : c’est ça que je veux ! Sur ce tapis-là, il y avait aussi David « Ticky » Donovan, qui était alors ceinture marron. Il faut resituer les choses : dans l’Angleterre de ces années-là, il y a les bagarres organisées entre gangs, les bouteilles de bière que l’on se cassait sur la tête, de mauvaises fréquentations… J’étais prêt à en découdre, mais mon obsession a vite été de décrocher ma ceinture verte.
Une soif de combat
Cette quête de combat, c’était une soif de moi-même. On allait au pub prendre une bière puis on allait se battre. On se retrouvait autour d’une bière pour en parler : « alors, comment s’est passé ton combat ? Ouais bien. » C’était une autre époque, une autre vie. Je n’ai pas choisi le combat. C’est lui qui m’a choisi lors de ma première bagarre, avant même la fin de ma première semaine d’école. Un grand gars avec un couteau voulait l’argent de mon ami… Ça a commencé là, alors que je voulais juste avoir une belle vie tranquille et dessiner. J’avais cette sensibilité, les arts martiaux ont pris le dessus, cet art du mouvement, de l’efficacité technique… Expert en arts martiaux sur le socle du combat. Ce devait être mon chemin.
Rugosité anglaise
Évidemment, le karaté était très différent de ce qu’il est maintenant. On était poings nus, il y a des dents qui sautaient, mais quelle époque incroyable ! J’ai adoré. On se battait et on se sentait forts mais, quand j’y repense et que je regarde en arrière… je devais être incroyablement arrogant ! J’ai eu la chance d’être de cette bande-là : Ticky Donovan, chef de file de l’équipe britannique championne du monde en 1975, qui deviendra entraîneur de l’équipe durant de très nombreuses années. Une grande crinière blonde, un beau gars, élégant, qui était très, très fort. Vous savez, à cette époque, c’était très dur d’intégrer l’équipe anglaise. Y figurait notamment Terry O’Neill, très célèbre pour avoir fait beaucoup de films d’ailleurs. Il faisait partie de l’équipe qui a battu les Japonais et remporté les championnats du monde de Long Beach en 1975. Votre Alain Sétrouk lui avait d’ailleurs cassé les côtes avec yoko-geri, alors que Terry était un monstre, vraiment l’une des personnes les plus effrayantes de la planète.
Enseigner
Comment passe-t-on du compétiteur que j’étais à l’enseignement ? Par le plus grand des hasards en fait. Je devais avoir dix-neuf ans, j’étais ceinture marron, on me dit que le professeur japonais ne peut pas venir et on me propose de faire le cours. Franchement, je n’avais pas envie, j’étais concentré sur l’obtention de ma ceinture noire – que j’ai obtenue en 1970, et sur le fait de me battre pour l’Angleterre… voire me battre tout court si je suis honnête. Je ne me voyais pas champion ou faire carrière, je n’avais pas ce désir-là. Je m’inscrivais dès qu’une compétition se présentait, juste pour me confronter, pas pour gagner quoi que ce soit. Alors l’enseignement… Je n’étais pas vraiment un bon élève sur le plan académique à l’école, mais j’étais très brillant, je crois que je peux le dire, dans les domaines qui me passionnaient. J’étais le meilleur en art, j’aimais la musique aussi, j’étais le capitaine de l’équipe de rugby à l’école, une religion en Angleterre. Enseigner, c’était assez agréable mais ce n’était pas ce que je voulais faire. « Ton coude ne va pas, tu dois mettre le pied ici… » J’ai vite été insatisfait dans les clubs où j’intervenais. Je trouvais que les gars ne s’entraînaient pas assez dur. Et puis un petit groupe est venu, motivé. Ils avaient compris mon exigence. J’avais vingt ans, un âge où l’on ne sait rien, mais j’ai ouvert ce club pour et avec eux, et je leur ai enseigné pendant les vingt années suivantes, à Stevenage, une ville du nord de Londres. Bien enseigner, je crois surtout que c’est inspirer les gens, leur dire que c’est possible. Quand je suis en stage, comme à Paris en fin d’année dernière, ou lors de mes cours en ligne, je leur dis toujours : « vous pensez que votre niveau est là, mais il se situe ici » (il monte sa main très haut, NDLR). Ne vous contentez pas de votre niveau.
L’expérience Nichidai
En 1973, je suis parti au Japon pour m’entraîner, à Nichidai exactement, à la Nihon Daigaku Karaté. Ce fut dur mais formateur. Je me suis entraîné là-bas pendant quatre mois, tous les jours, quatre heures par jour, avant d’aller chez Gogen Yamaguchi le soir (élève direct de Chojun Miyagi, fondateur du goju-ryu, NDLR). Il n’enseignait pas vraiment à l’époque, il faisait du yoga, mais on discutait avec lui. J’y ai rencontré Don Draeger, le pionnier occidental, qui faisait du judo, du kenjutsu, du iaido… Il devait être cinquième dan de judo, ce qui, à l’époque, était un excellent niveau. Il avait pour amis les grands champions de judo de l’époque : Inokuma, Okano… J’aurais dû m’entraîner davantage avec lui, mais j’avais vingt-trois ans et j’étais stupide. Je suis allé faire des compétitions avec Nichidai… J’en suis quand même revenu avec un excellent coup de pied avant que je travaillais des milliers de fois par jour. Vous ne le voyiez pas sortir ! J’étais devenu si rapide. J’aurais tellement aimé rester… Mais j’avais un bégaiement, que j’ai toujours d’ailleurs, donc enseigner l’anglais au Japon, qui est la façon dont les étrangers gagnent leur vie, ce n’était pas possible. Je n’ai pas pu trouver de travail et j’ai donc dû rentrer à la maison. J’en suis revenu un peu abîmé, mais bien mieux à plein d’égards. Si seulement j’avais trouvé un emploi, je serais resté un an ou deux…
La vérité
J’ai toujours cherché la vérité et croisé beaucoup de bons combattants, mais qui pensaient que tout consistait à perpétuer le système… pas à rechercher la vérité. La vérité, c’est celle de l’efficacité, mais aussi ne pas mentir, ni se mentir. C’est peut-être pour cela aussi que je n’ai pas couru après la compétition : je voulais juste en savoir plus sur moi, vraiment. J’ai ajouté de la boxe à mon travail… Nous faisions du Jeet kune do avant le Jeet kune do en quelque sorte. Pas aussi bien intégré au combat que Bruce Lee l’a synthétisé, évidemment. On faisait un peu debout, un peu de coups de pied, un peu de karaté, de boxe, sans toutefois fabriquer d’armes ou quoi que ce soit. C’était l’heure de l’ouverture. C’est aussi comme ça que je suis allé faire du jiu-jitsu brésilien pour la première fois, et rencontré Regan Machado (l’un des combattants les plus hauts gradés de jjb, élève de Carlos Gracie, fondateur la discipline, NDLR) au milieu des années 1990. C’est aussi ce qui me permettra de faire du full contact et du kali eskrima à la fin des années 1970, avec Jay Dobrin, avant de rencontrer Dan Inosanto qui avait étudié auprès de Bruce Lee. Une époque incroyable, vraiment.
Du jazz
Pouvez-vous m’arrêter ? Ou pouvez-vous m’empêcher de faire ce que je fais ? C’est ce qui compte. Et pour cela, dans l’entraînement, il ne faut pas être un Uke passif, mais dynamique. La mobilité que cela requiert, en tant que Tori comme en tant que Uke, peut s’apparenter à de la musique. Oui, il y a de musicalité dans ce que nous faisons.
Je pense d’ailleurs mon enseignement de cette façon-là : j’essaie de faire en sorte que ça ressemble à du jazz. Ce que nous faisons souvent, c’est jouer à des jeux où nous apprenons quelques techniques et ensuite nous disons : « d’accord, maintenant, nous allons juste jouer sur ce registre, comme une jam session ». Parfois, je me fais petit, parfois je m’assois, je ne fais rien ; d’autres fois, j’en fais beaucoup, ou alors je suis dur, je mets beaucoup d’impact ; parfois, je joue doucement, parfois, je joue ceci, parfois, je peux jouer beaucoup de notes, d’autres fois je joue juste une note, et je reviens et joue la même… Une conversation. Vous avez compris, on le sait tous quel que soit notre niveau de pratique, les arts martiaux sont une conversation.
Bruce Lee et Dan Inosanto
À une époque, j’ai fait un film, avec Joseph Cheng, qui était professeur de Wing Chun et était d’ailleurs lié aux triades. Et ce que nous avons fait toute la journée sur ce film… c’est que nous n’avons pas beaucoup tourné. Nous nous entraînions toute la journée et parlions d’arts martiaux. Puis, j’ai entendu parler de Bruce Lee. Je suis allé voir tous les films : j’étais le seul Anglais dans le public, les films étaient en chinois mais, moi, j’observais surtout que les trucs de Bruce étaient plus intégrés que ce que j’avais déjà vu. Plus tard, j’ai écrit à Dan Inosanto pour lui demander : « pensez-vous un jour à venir en Angleterre ? » Et puis son manager m’a téléphoné et m’a dit : « nous venons en Angleterre la semaine prochaine. Pouvez-vous organiser quelque chose ? » Évidemment ! J’ai réuni cinquante personnes de ma propre école, avec quelques autres d’un excellent niveau. Ce fut le premier séminaire en Angleterre, en 1979. Ce sera le début d’une longue amitié et d’échanges passionnés avec Dan, avec qui je me suis entraîné chaque année pendant vingt-neuf ans à Los Angeles. Il m’a aussi invité chez lui aux Philippines. Il a vraiment été formidable avec moi tout le temps, inclus dans mes projets, et il m’a aidé tout au long de mon chemin.
Rien n’était prévu
Je crois que le mot important de ma vie, c’est « oui ». Oui pour rencontrer les gens, oui pour vivre une nouvelle expérience, oui pour tout. Après, la question est de savoir comment. J’aime l’idée d’une porte qui s’ouvre, et la franchir. Et c’est valable pour presque tout dans la vie. S’il y a une chose que j’ai réussie, c’est aider les gens à s’élever, parce que la joie d’enseigner, finalement, c’est élever les autres, leur donner du pouvoir sur eux-mêmes. Je peux en parler parce que, enfant, je n’avais pas une grande santé même si j’étais plein de vitalité, mais j’ai réalisé des choses : je me suis épanoui dans le combat, la maîtrise technique, j’ai fait du triathlon, du vélo à haute dose, des courses de montagne, j’adorais les épreuves d’endurance folles… J’avais toujours envie de tout apprendre et de tout faire. Rien n’était prévu dans cette quête constante de sommets… Mais chaque jour est une joie.
Propos recueillis par Olivier Remy / Sen No Sen