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Bernard Bilicki : « Développer notre conscience du mouvement »

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Expert engagé et apprécié, Bernard Bilicki a également toujours aimé sortir des sentiers battus pour enrichir sa pratique et transmettre sa vision de l’excellence. L’occasion d’évoquer avec lui son travail interne, autour du Taikyokuken, la conscience du mouvement, les bénéfices du geste lent et le petit pas de côté pour apprécier ce que le karaté a à nous donner. Toujours passionnant.

Vous êtes encore très actif, notamment à travers vos nombreux stages. Quelle est votre motivation ?
C’est vrai. Même si je ne donne plus de cours aux enfants ni aux débutants depuis quelques années, qu’assure d’ailleurs Philippe Corneloup, j’enseigne encore une dizaine d’heures par semaine du lundi au jeudi, aux adultes ceintures noires, en karaté, en karaté défense et en arts martiaux internes. Et je réponds à de nombreuses demandes de stages les week-ends, ce qui fait un agenda bien rempli. Mais je ne m’en plains pas parce que j’ai sincèrement le sentiment de toujours avancer, de me nourrir des expériences et de partager ce que je sais.

De quelles expériences exactement ?
Après la compétition que j’ai arrêtée en 1983, je suis devenu entraîneur national. J’ai enseigné le karaté traditionnel, dans mon style, le shotokan, et je pense avoir toujours eu cette vision d’ouverture pour enrichir ma propre pratique et mon enseignement. C’est ce qui m’a amené à développer la dimension jutsu. L’idée pour moi, judoka de formation et donc sensible à la dimension de préhension, aux projections, aux clés, a toujours été de donner de la consistance au karaté que je propose, d’y apporter de la fluidité aussi. Jutsu, c’est étymologiquement cette notion de flexibilité, de capacité à s’adapter, une forme de disponibilité. J’ai continué à chercher à améliorer ma propre pratique et mon enseignement, ce qui nécessite parfois de réviser ses opinions, il faut le dire. Et je pense maintenant que répéter simplement la forme nous fige et bloque un peu l’évolution de notre karaté.

©Denis Boulanger

C’est-à-dire ?
Dans le karaté défense par exemple, je me sers des techniques qui sont issues bien évidemment du karaté, mais beaucoup moins dans un aspect traditionnel, davantage dans une perspective de défense : sur une attaque en oi-tsuki, la trajectoire est rectiligne, mais dans une situation de défense, on n’attaque jamais véritablement un coup de poing en avançant comme on le fait en kihon. J’essaie donc de passer du côté traditionnel à une réponse beaucoup plus basée sur la self-défense. Et je m’inspire aussi énormément du travail de ce que l’on appelle « l’interne », pour faire découvrir non pas plus de mouvements, mais davantage de sensibilité au geste.

Parlons-en. Vous êtes haut gradé, expert en karaté shotokan, en karaté jutsu, vous avez aussi énormément travaillé sur une méthode de karaté défense que l’on vient d’évoquer, mais vous insistez désormais beaucoup sur cette notion de travail interne. Expliquez-nous…
Je me suis intéressé aux arts internes, et notamment au Taikyokuken, que l’on peut définir comme le taï-chi japonais. Ce travail et cette approche internes permettent de mieux comprendre les principes, à travers deux éléments clés : conscientiser le mouvement et faire plus lentement. Ce qui permet de progresser sur ce qui nous est commun à tous : le centre de gravité, les appuis… Et donner des pistes de travail sur ces concepts-là. Par exemple, on me pose souvent la question de ce qu’est la fluidité. Selon moi, c’est comprendre qu’il faut travailler sur une définition de l’individu, dans sa morphologie j’entends, pour trouver une indépendance articulaire, travailler sur ce que j’appelle les « boîtiers articulaires », qui permettent au corps, et donc à la technique, de s’adapter à diverses situations. Le travail interne permet aussi de prendre conscience que le geste est différent selon la distance par rapport à un potentiel adversaire : grande que l’on connaît bien en pieds-poings, moyenne, plus courte, voire en corps-à-corps. Cela doit nous conduire à réfléchir différemment sur nos positions et nos ancrages. Cela porte d’ailleurs un nom : la propédeutique, un mot qui peut faire un peu peur et que l’on ne connaît généralement pas, mais qui désigne la préparation à une étude plus approfondie d’une science… ou d’un art et, pour nous, des connaissances préalables à l’ensemble des techniques.

Comment inscrire cette vision nouvelle, plus riche, dont vous parlez, dans mon entraînement de karatéka lambda, au club, deux ou trois fois par semaine ?
Dans un premier temps, il faut continuer d’apprendre d’abord avec le corps, soit la dimension « Tai », puis la technique, « Gi », mais on s’arrête parfois. Alors qu’il s’agit d’entrer dans un travail un peu plus interne, le « Shin » japonais si l’on veut, pour renforcer et préserver justement ce potentiel. Pour cela, on ne saurait se dispenser du travail de base, les kihon, puis de l’étude des formes avec les kata, avant de pouvoir, quand on arrive à un certain niveau, oublier ces formes pour rentrer véritablement dans la technique. C’est le chemin que j’ai suivi, avec une succession de paliers et une véritable introspection. Je ne pense pas qu’il puisse y avoir de raccourci, si ce n’est et c’est ce sur quoi j’insiste, de prendre conscience le plus tôt possible du mouvement et des principes, la « conscientisation » de ce que l’on fait, la conscience du mouvement pour le faire bien, le faire mieux aussi, et lever la tête pour essayer de regarder plus loin devant soi. En ce qui me concerne, il a fallu travailler un peu sur moi, et surtout beaucoup sur le côté émotionnel. J’ai cherché à creuser un peu plus sur cette dimension-là, avec une échelle de progression permanente et un travail qui a privilégié la qualité à la quantité.

En quoi cela vous a-t-il permis de progresser ?
Ce que je trouve intéressant à partager, c’est ce que nous avons à proposer en tant que karatékas, et qui résonne peut-être de plus en plus dans notre société : cette approche technique mais qui fait aussi sens pour la santé physique et mentale. Le tout au service de la martialité, ou inversement. Je laisse chacun en prendre conscience, je n’ai jamais été dans le dogme, et je ne souhaite dicter la conduite de personne. Il n’y a pas de secret d’ailleurs : il faut que les gens soient ouverts et réceptifs. Éviter une robotisation du geste, s’ouvrir à une autre façon de pratiquer… En tant que professeur, ne pas figer cette technique, c’est assumer son rôle, celui d’accompagner un individu vers une autonomie de travail. C’est proposer de la liberté. Et il n’y a pas de créativité sans liberté, la clé pour que les formes de corps jaillissent.

Vous parliez de conscientisation des mouvements, de gestes lents qui améliorent justement cette prise de conscience. Quels sont les freins qui peuvent nous entraver ?
N’importe qui peut faire un geste lent. Ça, c’est très facile. Mais travailler sur l’interne, ça ne se passe pas trop comme ça. Il faut intérioriser davantage, et cela peut nous ramener à nos limites, ou en tout cas à celles que l’on se donne. Je ressens souvent, par exemple, une frustration quand je passe mon message, la conception de l’entraînement que je défends ici, parce qu’elle nous conduit d’abord à admettre qu’il faut faire autrement et, souvent, à déconstruire nos habitudes. C’est cela qui est difficile, mais c’est aussi ce qui est passionnant et ce qui peut tous nous faire passer au niveau supérieur, j’en suis convaincu.

Est-ce que cela pourrait être votre mission pour les années à venir ?
Oui, c’est très tentant, avec cette idée de transversalité et de cohésion aussi. Que l’on soit shito-ryu, shotokan, wado-ryu, goju-ryu ou issu d’autres styles et écoles, à partir du moment où l’on respecte et comprend les spécificités de chacun, le discours est simple : la réponse se trouve dans notre propre pratique. Il suffit, et c’est déjà beaucoup, d’allumer la lumière un peu à chacun. Oui, d’allumer la lumière, c’est exactement cela car tout est là pour que nous cultivions de mieux en mieux notre jardin personnel, pour que la dimension interne vienne nourrir l’externe. Vous savez, toute ma vie a été, si l’on peut la résumer comme cela, une succession d’étincelles. Et en fonction de ces étincelles, j’ai avancé dans ce que je pensais être bien pour moi, et une ouverture pour les autres. Alors je continue sur ce chemin, avec enthousiasme, exigence et l’envie de partager.

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