

Lavorato – Valéra : l’histoire accomplie
Ils sont les pères du karaté français, et désormais les premiers dixièmes Dans de notre histoire, derrière l’initiateur japonais Hiroo Mochizuki qui les a précédés. Jean-Pierre Lavorato et Dominique Valéra atteignent le grade suprême, l’accomplissement ultime. Après les quelques jours de félicitations d’usage, qu’en pensent-ils ?
Les premiers mots de Jean-Pierre Lavorato sont pour celui qui l’a mis sur le chemin, Pierre Mercier. « Je faisais de la culture physique comme on disait à l’époque, et si mon professeur n’était pas tombé malade, peut-être rien de tout cela ne serait arrivé. Mes amis m’ont amené chez Pierre, que l’on a vu un jour descendre avec son karate-gi et commencer son entraînement perso. Devant nos questions – on n’avait aucune idée de ce qu’il faisait et de quelle discipline il s’agissait – il nous a dit qu’il pouvait nous enseigner le samedi. On a tous dit oui, le samedi suivant… j’étais tout seul ! Il m’a dit : “tu es doué”. Je faisais quinze bornes pour venir à vélo, quinze bornes pour le retour, et je revenais l’après-midi pour la condition physique. Ensuite, quand j’étais à la Montagne Sainte-Geneviève à Paris, je partais de Morsang-sur-Orge, dans l’Essonne, dans le camion familial jusqu’à la gare de Juvisy, qui m’amenait à Austerlitz. Ensuite, je prenais le métro jusqu’à Maubert, et ça tous les jours. Ce n’était pas difficile, j’adorais tout ça. Et je ratais souvent le train du retour, tellement j’aimais m’entraîner. S’il y a un sens à ce grade, il naît sans doute là, dans cette passion qui me poussait ».
Est-on transformé quand le parcours est accompli à un si haut niveau ? Jean-Pierre Lavorato en plaisante. « Le lendemain de cette remise de grade, j’étais à l’entraînement avec les gars et j’étais un peu déçu. Manifestement, je n’avais pas progressé dans la nuit. Dominique je ne sais pas, parce que c’est un petit jeune de soixante-seize ans, mais moi j’en ai soixante-dix-neuf, alors on ne va pas s’emballer. On n’est plus des gamins et on a pris des cours de modestie avec le karaté. Avec Dominique, que je connais depuis 1976, on a connu Mas Oyama, Yamaguchi Gogen, Hirokazu Kanazawa, Taiji Kase… on sait ce que ce sont des grands senseis. Mais c’est quand même formidable d’être les premiers Français à ce niveau de responsabilité. Et la cérémonie était très belle avec Francis Didier qui nous a annoncés comme il sait le faire, devant deux cents de nos pairs. C’était très émouvant. »
« Quand on a un passé, on se doit aux autres »
Jean-Pierre Lavorato parle de responsabilité. De laquelle s’agit-il ? « La qualité d’enseignement qu’on nous a donnée, c’est ça la responsabilité. Il faut qu’on la donne à notre tour. Quand on a un passé, on se doit aux autres. Le karaté-do ne doit pas mourir et c’est le rôle des anciens. Je suis encore trois cents jours par an en dehors de chez moi et je fais mes pompes et mes abdos, mes étirements tous les jours, comme avant. Les gens comptent sur nous. L’embryon de rigueur, il est né dans ma jeunesse, de mon père, de ma grand-mère, qui a élevé seule ses enfants et petits-enfants. Nous étions douze à table à midi et le soir… C’était une famille ouvrière, simple et décente. Cette éducation tout en justesse, m’a suivi toute ma vie. Alors je ne marche pas sur l’eau, mais je fais mon possible ».
Dominique Valéra a initié son statut de dixième dan… par une bonne grippe. Un aléa qui ne freine pas le tempérament solaire du bon génie du karaté français, si différent et si proche de son ami. « Avec Jean-Pierre, on ne fait pas le même karaté, mais nous sommes des frères d’arme. Et on va dans la même direction, chacun à notre manière. On n’est pas des prophètes, mais on continue notre chemin. C’est peut-être ça, le sujet. J’ai commencé par le judo à sept ans, puis le karaté à treize ans. À vingt-huit, ans j’ai vécu l’expérience du full qui était ma façon de progresser. Quand certains commencent à s’arrêter, à cinquante-cinq ans, grâce au nouveau président à l’époque, Francis Didier qui m’a ouvert la porte, je suis retourné chez moi, dans ma maison et tout est reparti ! Karaté, Karaté-contact, et à nouveau le full-contact. Il n’y a pas de fin à tout ça. Ce n’est pas un parcours sportif, mais un parcours de vie. Je suis bien conscient que Superman n’existe qu’à l’écran, mais je veux continuer à vivre ma passion du pied-poing avec la rigueur et l’absence de compromis que j’y ai toujours mis et le respect que je dois aux autres, comme à moi-même. Le grade, comme chacun sait, c’est d’abord ne pas se dégrader soi-même. »
Quant au dixième dan… « Dans mon esprit, un tel grade signifie un peu… la fin. Il est souvent donné à titre posthume ! C’est pourquoi je n’étais pas pressé d’y aller, même après quinze ans de neuvième dan. J’ai de la chance, il y a du sursis. Je peux continuer jusqu’à l’heure du départ, le grand voyage dont personne ne revient jamais pour nous expliquer ce qu’il y a après. Après tant d’années passées, je me concentre sur ces années qui viennent, celles de la pratique. Je veux rester moi-même, le même pratiquant, le même passionné, pour mieux transmettre ce qui m’anime aux autres. Pour cette mission sur laquelle je ne transige pas, sur laquelle je ne plaisante pas… j’ai mis mon portable en anonyme pour que là-haut, on ne me localise pas trop vite. Dieu est bon, il comprendra. »
Pour saisir quelque chose de ces deux formidables natures qui touchent à l’accomplissement, il faut un regard extérieur. Francis Didier était le jeune combattant fougueux que ces deux-là ont regardé avec sympathie, sur l’épaule duquel ils ont posé un bras bienveillant… et parfois recadré un peu. Jean-Pierre Lavorato donnait même des cours au jeune champion en devenir quand il avait quinze ans. Le jeune combattant de cette époque désormais lointaine est désormais celui qui, en sa qualité de président de la fédération, a le privilège de leur remettre ce grade ultime. « Sur le plan de l’esprit, ce sont les mêmes. Il y a en eux la pensée fiable, la droiture que l’on attend de tels hommes. Pourquoi ils le méritent, cela va sans dire : ils sont exemplaires dans la conduite de leur vie, pour la sincérité, la dignité, mais aussi la vitalité et la rigueur avec laquelle ils continuent à pratiquer, et d’abord pour eux-mêmes. Il y a chez eux une colonne vertébrale de moralité qui est aussi, c’est la grandeur de ce grade, celle de tout le karaté français et on peut les en remercier. On parle d’eux comme de grands senseis mais, pour moi, qui les ai connus si jeune, je pense qu’ils sont l’image même d’un aîné, d’un sempai. Un beau mot qui veut dire “celui qui protège”. Ils sont les protecteurs, et toujours les locomotives de ceux qui viennent derrière. Ils avaient ça, en eux dès le début. »